La seconde moitié des années soixante a vu l’étiquette Impulse! s’ouvrir de plus en plus au free jazz, au psychédélisme et aux nouvelles sonorités de l’heure, et « Bill Plummer & The Cosmic Brotherhood » fait honneur à cette direction en mêlant les genres de si belle façon qu’ils semblent avoir fait exprès pour s’assurer un contrat avec la légendaire maison de disques.

Il n’en est pourtant rien; Bill Plummer, principalement contrebassiste, est en réalité un multi-instrumentiste et un musicien de studio accompli à l’époque de l’enregistrement de cet album, et son étude du sitar avec le Pandit Ravi Shankar confirme que son ouverture d’esprit va bien au-delà du jazz, du pop ou du blues.

 

D’emblée, la pochette nous indique de façon nette que le jazz n’est pas la seule influence dans le processus créatif de « Bill Plummer & The Cosmic Brotherhood ». La typographie psychédélique, l’exotisme chargé, les couleurs vibrantes et le sitar bien en évidence installent l’atmosphère du Journey To The East dont Plummer nous entretient dès le début de l’album, en net contraste avec son complet-cravate, étrange survivance d’un autre temps dans ce contexte pour le moins éclaté.

Non content de souscrire à l’air du temps avec la couverture, Plummer pousse l’enveloppe du psychédélisme indianisé avec tant de justesse et de savoir-faire dans Journey To The East, liquidant au passage dans le texte l’ensemble des clichés de l’époque, que ceci libère le groupe de ce genre, les autres morceaux explorant diverses facettes de leurs intérêts et influences sans jamais repasser exactement à la même place. Il n’y a qu’à jeter une oreille à leur interprétation de The Look Of Love, qui aurait facilement pu devenir une parodie hippie ou une énième version somme toute banale de ce classique éculé, pour se convaincre de la finesse et de l’inventivité des arrangements de Plummer, le clavecin, le sitar et le tabla menant la pièce qui demeure, malgré l’instrumentation inusitée, parfaitement reconnaissable.

 

Ce penchant pour l’exploration et l’intégration d’influences aussi radicales qu’éloignées dans un même style est cimenté d’étonnante façon par les touches d’exotica et d’easy listening qui traversent la majorité des pièces, les sonorités indiennes et acides se mariant aisément à la première tout en faisant dévier la seconde juste assez pour titiller l’oreille en tout temps.

Ainsi, certains morceaux aurait certes pu jouer dans le centre d’achats le plus ennuyeux qui soit, mais… il est fort à parier que tante Régine n’aurait guère apprécié de se rendre à la pharmacie entourée des flûtes stridentes et du sitar de la relecture lumineuse de Lady Friend des Byrds, ou d’halluciner constamment des étages dans l’ascenceur pendant que Song Plum, pièce pourtant conservatrice dans son ensemble avec ses solos bien ordonnés et son sitar sagement parsemé dans le montage, fait résonner une cloche qui se décale d’un temps à l’autre à mesure que la pièce se déroule.

 

Le véritable délire arrive cependant avec Arc 294°; pour ceux qui croyaient avoir tout entendu avec Journey To The East, Plummer y déballe tout son arsenal de surprises en s’abîmant dans un raga free jazz échevelé (ceci faute d’un terme plus précis), la pièce s’articulant autour de sa pulsation et de son flot mélodique au détriment des formes qui structurent les autres morceaux du disque.

Les flûtes enlevées, les percussions arythmiques et le sitar omniprésent, tout semble concourir au heurt de plein fouet entre toutes les inspirations de Plummer, et ce qui nous est donné à entendre est la supernova qui résulte de ce choc des genres et des cultures, certes proche du free improv, mais avec des sonorités assez affirmées pour ne pas sombrer totalement dans l’inconnu. Un peu plus loin, le groupe achève l’album avec Antares, autre pièce de forme libre qui constitue le pendant dépouillé de Arc 294° en troquant une instrumentation très vaste pour un trio formé du vibraphone, de la contrebasse et de percussions qui laisse au silence un rôle central en plus de clore l’album sur une performance en opposition avec toutes celles qui l’ont précédée.

 

Après cette perle longtemps reléguée aux oubliettes par Impulse! (mais que l’étiquette Get On Down a heureusement rééditée en 2011), Bill Plummer semble avoir obtenu la satisfaction spirituelle qu’il recherchait dans Journey To The East et s’est replié sur le travail en studio et l’enseignement de la musique, participant à diverses sessions avec, notamment, les Rolling Stones en 1972 sur Exile On Main Street.

On sait qu’un concert du groupe a été enregistré professionnellement, mais Impulse! ayant décidé de ne pas le faire paraître, on ne peut que supposer comment pouvait sonner sur scène cet ensemble unique qui a eu la chance, en aussi peu de temps, d’ouvrir pour un concert où Timothy Leary était la tête d’affiche autant que de travailler avec la réputée Carol Kaye. Chaudement recommandé pour les passionnés des extravagances oubliées du catalogue Impulse! autant qu’à ceux qui cherchent sans relâche à être déroutés et envoûtés par des sonorités qui arrivent de loin.

plummer album

 

 

 

 

BILL PLUMMER & THE COSMIC BROTHERHOOD
Bill Plummer & The Cosmic Brotherhood
(Impulse! 1968; Get On Down, 2011)

– Genre: free jazz, fusion, exotica.
– Dans le même style que Alice Coltrane, Gabor Szabo, Pharoah Sanders.

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.