Caspar Brötzmann, fils du légendaire saxophoniste Peter Brötzmann armé d’une Stratocaster à l’envers comme Jimi Hendrix, n’a fait paraître que cet album éponyme avec son groupe NOHOME, mais cet opus constitue une preuve criante que les trois musiciens ont pleinement saisi le sens du mot « power » dans « power trio ». Pourtant, il n’y a ici aucun riff, aucune progression pour servir d’ancrage à la musique, et encore moins de compositions; seules l’écoute, le rythme et l’intuition servent de fil d’Ariane dans ces quatre morceaux improvisés, et c’est le talent et la grande expérience des membres du groupe qui viennent mettre la magie en marche, faisant éclater en tous sens des salves puissantes de sons à la force de frappe incomparable.

Au-delà du degré de volume orgiaque suggéré par le portrait sur scène du groupe qui orne la couverture, <<NOHOME>> profite d’une amplification extrême non seulement pour mener un plein assaut avec des passages à tendance rock ou métal, mais aussi de longues incursions atonales et arythmiques où les bruits infimes de l’instrument même sont à l’honneur, tirant le groupe du côté du free improv et du noise plus que l’on pourrait le croire d’entrée de jeu. Le contact avec l’instrument et le feedback passent donc ici à l’avant-plan en tant que moteurs de création, ce que la structure libre des pièces permet pleinement, mais Brötzmann et ses acolytes conservent toujours une certaine base rythmique qui évite à NOHOME de basculer intégralement du côté du noise.

On est donc en présence d’un disque qui est loin de porter la marque d’un seul genre, mais qui n’est pas non plus inclassable; il convient davantage de le voir comme un faisceau d’influences et de styles bien identifiables qui est tissé assez serré pour créer un son unique au groupe.

La photo en noir et blanc de la couverture, prise avec un effet de lentille à grand angle et en légère contre-plongée, indique avant même qu’on l’ait entendu qu’on s’embarque pour une écoute sombre, sentiment renforcé par l’atmosphère très vaste générée par la captation de son intense et très enveloppante de la guitare et de la basse en plus de l’écho de la salle qui se fait encore plus manifeste dans les passages plus silencieux. Ajoutons à cela le jeu puissant et l’impeccable sens de l’à-propos du jeu de batterie (les interventions à la double pédale de grosse caisse en particulier) de Michael Wertmüller, et on obtient un cocktail de free rock apocalyptique où toute effusion de son est matière à développement, voire à hypertrophie donnant lieu à des montées aussi brutales qu’envoûtantes.

On ne parle plus, donc, de simples feedbacks de guitare savamment contrôlés, mais de longs hurlements plaintifs et de sirènes d’alarme que Brötzmann sait autant saisir au vol qu’il est habile à les provoquer sciemment, donnant lieu à une musique où la menace et l’inquiétude sont tapies dans un coin, un œil toujours à demi ouvert pour sauter dans la mêlée au bon moment afin de saisir autant l’action que l’auditeur à la gorge.

Outre une expérience d’écoute sombre qui garde l’auditeur sur le qui-vive tout du long, le disque est également un remarquable tour-de-force, l’album étant issu du second concert de cette formation, ce qui vient prouver que la chimie entre les musiciens opère à merveille sans jamais faillir une seule fois. Que l’on s’arrête aux montées bouillantes à l’énergie frôlant la dérape métal de One autant qu’aux ambiances noise à lent déploiement de Three, NOHOME ravissent grâce à leur jeu à la fois sauvage et maîtrisé, naviguant entre les atmosphères et les diverses sonorités de leur palette en prenant toujours le temps qu’il faut pour faire lever le mélange de façon à ce que le gâteau ne retombe jamais.

Guitare agressive et tourmentée, basse vrombissante au phrasé frénétique et batterie puissante, mais néanmoins capable d’une grande finesse : tels sont les ingrédients de ce mur de son électrique et spasmodique qui fait l’effet d’un instantané du passage, photographie à toute vitesse, de la jonction entre la catharsis inhérente à certaines factions du free jazz, le rock disloqué à la sauce Hendrix, et l’infatigable énergie de heavy metal. Pas pour toutes les oreilles? Certes, mais quiconque trouve son compte dans l’une des trois avenues mentionnées plus haut pourra en tirer du plaisir… ou en est quitte pour une surprise agréablement déstabilisante et hautement satisfaisante.

 

 

 

 

 

NOHOME
NOHOME
(Trost, 2013)

– Genre: amalgame de free jazz, de rock, d’industriel et de métal.
– Dans le même genre que: Capar Brötzmann Massaker, Full Blast.

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.