Au milieu des années 80, l’Amérique se cherche musicalement. D’un côté, la pop est plus synthétique que jamais, dominée par les Britanniques (Duran Duran, Eurythmics et compagnie), et de l’autre, plusieurs courants émergent. Le métal est de plus en plus en vogue : Ozzy Osbourne, Metallica, Iron Maiden sont des groupes archi connus. Le rock « classique » américain, basé sur le country et le folk regagne en popularité avec la montée des John Cougar Mellencamp, Bruce Springsteen et autres Tom Petty.

Mais dans un univers alternatif, l’Amérique répond aux Smiths avec un obscur quatuor basé à Athens, en Georgie: R.E.M.. Pas vraiment un endroit réputé pour ses créateurs musicaux. Michael Stipe rencontre Peter Buck chez Wuxtry Records, le magasin de disque dans lequel Buck travaille, en 1980. À l’université, ils rencontrent, Mike Mills et Bill Berry, qui jouaient ensemble depuis l’école secondaire. R.E.M. (abréviation de Rapid Eye Mouvement, les gestes incontrôlés que font les yeux lorsque l’on rêve, que Stipe a trouvé au hasard, dans un dictionnaire) est formé. Le quatuor fait un rock énergique, allumé, assez mystérieux : on n’a jamais vraiment complètement élucidé les paroles de Stipe. Ils conquièrent une à une les stations de radio collégiales, rejoignant les jeunes en recherche d’une rock différent. À l’image des Smiths, jamais de solo de guitare. Que des chansons fortes, rassembleuses et intimes à la fois.

« Lifes Rich Pageant » est sans aucun doute le meilleur album de R.E.M., leur quatrième en carrière. Assez mature pour avoir bien développé son son, mais conçu avant quelconque succès commercial, qui viendra dès l’album suivant, « Document » et son hit The One I Love. Le seul single qui se distinguera (un peu) sera l’excellente Fall On Me, dont l’audacieux clip ne montre que les paroles en gros caractères. On est loin des poster boys de l’époque qui règnent sur les ondes de MTV. Cet album contient de magnifiques chansons comme Swan Swan H, Superman (chantée par Mills) ou la dynamique Begin The Begin (où les guitares de Buck sont riches). Des morceaux qui figureraient sur n’importe quel « best of » si le groupe n’avait pas connu tant de succès commercial par la suite.

La qualité sonore est horrible, mais le clip « pré-stars » de Swan Swan H vaut la peine d’être regardé.

Sur « Lifes Rich Pageant », les guitares de Buck sont acérées mais n’envahissent jamais l’ensemble. Un peu comme si le folk rock des Byrds (Flowers of Guatemala et ses arpèges sur la Rickenbacker) avait pris du muscle et était joué en mode mineur, ajoutant un maximum de spleen (Cuyahoga). Le rock de R.E.M. n’est pas mou, loin de là. Des titres comme These Days n’ont rien à envier aux Pixies (qui sont sur le point de se former, au même moment, à quelques centaines de kilomètres au nord, à Boston).

Lorsque R.E.M. joue au pastiche, sur Underneath the Bunker par exemple, avec cette mélodie mexicaine, Stipe ajoute sa créativité en chantant dans un porte-voix qui distortionne complètement sa voix. Il reste des saveurs du sud, avec ce banjo qui ouvre la dynamique I Believe, chanson typique du groupe à cette époque : nerveuse, rapide, avec un chant dominant, un refrain rassembleur. Ce qui plait chez ce groupe est l’absence de répétition inutile d’une phrase ou d’un refrain, ce que fait souvent la pop pauvre, pour rentrer de force dans les cerveaux des masses. La plupart des chansons ne sont pas inaccessibles. What If We Gave It Away? est un morceau folk rock comme Soul Asylum ferait, avec quelques notes de mandoline… ce qui deviendra l’instrument de très grands classiques comme Losing My Religion, quelques années plus tard.

L’album a été réalisé par Don Gehman, qui avait travaillé avec Mellencamp pour ses plus grands succès des années 80, comme « American Fool », « Uh-Huh », « Scarecrow » et « The Lonesome Jubilee », ainsi que Hootie and The Blowfish et Blues Travelers. C’est d’ailleurs dans les studios de Mellencamp, en Indiana, que « Life’s Rich Pageant » est enregistré. Scott Litt reprendra la barre de R.E.M. en studio, dès « Document » et les quatre albums suivants, avec le succès que l’on sait, signant chez Warner et délaissant le modeste label I.R.S.

Le rock alternatif aura sa part du gâteau, menant éventuellement au grunge qui en retiendra certains éléments (comme les compositions à base folk – voir Dinosaur Jr et les Meat Puppets) en y ajoutant des puissantes guitares et un punch accrocheur que le métal n’avait jamais approché. Kurt Cobain dira que R.E.M. a été une influence sur Nirvana. Par ailleurs, Stipe rendra hommage au défunt roi du grunge sur la pièce Let Me In de 1994.

R.E.M. fera encore beaucoup de bonne musique au cours de la décennie suivante, mais plus jamais ne fera d’album aussi solide, original et intéressant après des dizaines d’écoutes. Le traitement plus pop des albums subséquents gâchera cet aspect… mais leur donnera succès et gloire planétaire (bien mérités).

PS : en bon anglais, on aurait dû écrire « Life’s » avec un apostrophe, mais R.E.M. a pris l’habitude de retirer les apostrophes de ses vers. Le titre viendrait d’une phrase de l’inspecteur Clouseau, dans le film « A Shot in The Dark », de 1964, de la série Pink Panthers.

R.E.M.
Lifes Rich Pageant
(I.R.S./Capitol, 1986)

-Genre : rock alternatif
-Dans le même genre que The Smiths, The The, Soul Asylum

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Mélomane invétéré plongeant dans tous les genres et époques, Nicolas Pelletier a publié 6 000 critiques de disques et concerts depuis 1991, dont 1100 chez emoragei magazine et 600 sur enMusique.ca, dont il a également été le rédacteur en chef de 2009 à 2014. Il publie "Les perles rares et grands crus de la musique" en 2013, lance le site RREVERB en 2014, et devient stratège numérique des radios de Bell Média en 2015, participant au lancement de la marque iHeartRadio au Canada en 2016. Il dirige maintenant la stratégie numérique d'ICI Musique, la radio musicale de Radio-Canada.