Claude Gingras déplore la fin de ses critiques musicales, après 62 ans de valeureux services au quotidien La Presse. Mais est-ce vraiment un drame pour vous et moi? Je ne crois pas. Le 4 janvier dernier, Le Devoir publiait un article de Christophe Huss dans sa section « Médias ». Huss y rencontre son collègue critique musical Claude Gingras quelques jours après la publication de sa toute dernière critique dans les pages de La Presse, qui a cessé d’imprimer en semaine, à la fin de l’année 2015. Entré au quotidien en 1953, Monsieur Gingras a été le témoin privilégié de nombreuses performances de musique classique. 62 ans de dévotion à un art grandiose et majestueux, à une musique complexe et élaborée dont les subtilités échappent aux néophytes. « Quel avenir pour la critique musicale? » titrait Christophe Huss. Mais au fond, la question posée dans cet article est plutôt « Quel avenir pour ces journalistes dinosaures, comme Claude Gingras? ». Ce n’est pas la critique musicale qui est en danger, loin de là. Elle se porte très bien sur de nombreux sites web, de Pitchfork à Sors-tu.ca. Certainement que le rock indépendant est un style surreprésenté en critique musicale sur le web, et que des genres musicaux pourtant importants comme le country, le rap, le métal sont négligés, particulièrement en français. Mais il n’en demeure pas moins que la critique musicale se porte bien. La critique intéresse-t-elle tant que ça? Est-elle toujours rédigée par des connaisseurs? Non. Est-ce que le public s’y intéresse en masse? Non plus. Pour avoir analysé depuis plusieurs années les habitudes des Internautes dans les sujets « musicaux », ce sont davantage les potins, le physique des chanteuses pop et les événements « buzz » qui ont la cote. Et de loin. Un court clip flou et à contre-jour d’un enfant mignon balbutiant un air des Beatles sera souvent plus populaire qu’une analyse en profondeur d’un album – même d’un album populaire. Croyez-moi, en web, les chiffres ne mentent pas. Alors imaginez l’intérêt du grand public envers des artistes méconnus, étrangers ou de styles musicaux moins accessibles (comme la musique classique, pour l’auditeur moyen). Ça prend une réelle dévotion pour attirer l’attention vers les perles que nous mélomanes y trouvons. Certains lecteurs vont s’ennuyer de la plume et de l’expertise de Claude Gingras, comme celui-ci: Ce qui disparaît n’est pas la critique musicale, c’est la voix unique qui annonce « la vérité ». Cette façon de ne donner de crédit qu’à une source remonte à ceux et celles parmi cette génération qui obéissaient aveuglément au curé, au directeur, au docteur et au paternel. Les choses ont bien changé depuis. Plusieurs ont pris le micro, la plume, le clavier et plus souvent, ils écoutent et débattent. Une voix (de connaisseur) qui dérange Claude Gingras n’a pas toujours fait l’unanimité. Certains l’ont trouvé trop sévère, d’autres trop élitiste. Ce que j’en pense est que la vision ultrapointue d’un critique comme Monsieur Gingras ne peut plus prendre toute la place, dans son domaine. Oui, le public est davantage intéressé par des concours de chanteurs amateurs que des grandes œuvres. Oui, on nivelle constamment par le bas en n’offrant rien de mieux que du contenu « commercial », facile d’accès pour la masse, dans les grands médias. Mais justement, ce que Monsieur Gingras produit depuis 62 ans est une appréciation de connaisseur – ce qu’il est sans l’ombre d’un doute – qui aurait bien plus sa place dans un magazine de connaisseurs, voire un site Internet (il n’y a pas de honte à ça : et bien souvent la vie d’un article y est bien plus longue que dans un journal) que dans un grand quotidien généraliste comme La Presse. Dans l’article du Devoir signé par Christophe Huss, Monsieur Gingras fait le parallèle avec notre sport national dont on fait des comptes-rendus, et de l’analyse par des « pontes ». Il pense que « la musique classique s’est fait des ennemis ». Mais c’est précisément là qu’il se trompe et qu’il démontre qu’il est resté accroché à une époque révolue. L’émission L’Antichambre, à RDS Les émissions sportives sont divertissantes dans leur forme, et font appel à plusieurs experts qui confrontent leur opinion. Oui, tout cela est du spectacle, mais il réussit à inclure l’auditeur qui apprend (ou du moins, imite) ses pontes préférés pour mieux argumenter autour de la machine à café avec ses amis gérants d’estrade. Tenues dans une bonne ambiance et dans le respect, ces conversations peuvent être fascinantes. Et surtout, elles entretiennent l’intérêt du public envers le sport (le hockey pour ne pas le nommer), l’équipe (le CH) et tous les acteurs, du président à la recrue. Un long monologue Pourquoi avoir snobé les autres genres de musique toutes ces années? À mon avis, les véritables mélomanes sont capables d’apprécier bien plus qu’un seul genre de musique. Ils sont intéressés et curieux. Ils cherchent sans cesse les grandes émotions, les moments riches et bien travaillés, les œuvres personnelles captivantes… Tout cela se trouve autant dans le folk que l’électroacoustique. N’aimer que la musique classique serait comparable à n’apprécier que l’architecture gothique. Non, l’humain a créé des merveilles à toutes les époques, et dans toutes les formes. « La musique est le médium le plus répandu, puisque la langue n’est pas un obstacle » s’exclame Monsieur Gingras dans cet article. Eh bien justement, ouvrez-vous aux autres! Les Griots du Mali n’ont jamais fait de « musique classique » au sens occidental du terme et pourtant leur héritage culturel est d’une richesse incroyable. Il n’y a pas de partition, probablement jamais deux fois la même interprétation. Que du senti, et une communication humaine d’un individu à un autre comme seule transmission de l’art. Tout cela n’est-il pas valable? Ce que Monsieur Gingras a créé est un monologue. Une diffusion de son opinion – respectable et pleine de savoir, je le reconnais – aux ouailles auxquelles il faut dicter la marche à suivre. Aucune place au débat, ni même à la conversation. On le voit aux très nombreux commentaires émis par les lecteurs sur le web, auxquels Monsieur Gingras ne répond sûrement jamais (dans l’article du Devoir, en tous cas, il n’a pas répondu à ses détracteurs, souvent acerbes). Christophe Huss aussi en prend plein les dents. Voici deux commentaires publiés sous l’article du Devoir: Il y a une vie après l’imprimé! Et puis, pourquoi la fin de La Presse imprimée est-elle la fin des critiques de Monsieur Gingras? Ne pourrait-il pas continuer sur le site Internet de Lapresse.ca ou sur l’application La Presse + ? Quelque chose me dit que ses (rares) articles en ligne ne doivent pas être très populaires. Celui-ci ne montre qu’un « like », celui-là, plus récent, 70 et là encore, 47. Probablement pas des rendements qui valent le coût. Parce que la question se pose plus facilement avec le web que dans l’imprimé. Quel journaliste pouvait prétendre que son article était lu dans la version papier? Personne n’en savait rien. En web, tout est compté, évaluable, comparable. Et les chiffres disent clairement ce que les lecteurs apprécient et ce qu’ils ignorent. Je reviens à mon point précédent : la plume et le propos de Monsieur Gingras ont peut-être plus leur place dans un média spécialisé que généraliste. C’est là, le wake-up call de l’ancienne garde… Bandeapart vs L’Auberge du chien noir Un autre grand expert musical voyait son émission télévisée retirée des ondes récemment. Claude Rajotte, une référence dans le milieu du rock et de la musique électronique, n’a présentement plus de place où exprimer ses recommandations et exposer ses trouvailles. (Photo Hugo-Sébastioen Aubert, archives La Presse) Il y a quelques années, Bandeapart fermait ses portes, faute de rentabilité. C’est triste et c’est dommage. Peu après, on annonce le retour de l’émission à l’humour moqueur Piment fort, et on célèbre la 10e saison de L’Auberge du chien noir. Le tout largement subventionné via des crédits d’impôt. Oui, c’est une triste époque pour la culture et l’intelligence, Monsieur Gingras, j’en conviens totalement. On est bien loin de Wagner… Oui, la musique de qualité et la carrière de ses défenseurs les plus ardents sont en danger. Oui, les gens ne prennent plus le temps de savourer une œuvre musicale (appelons ça un album, si vous voulez, même si le support a changé). Le renouvellement du classique Le classique est peut-être prêt pour un renouvellement, au moins dans son approche du grand public. Regardez comment l’opéra a réussi à se dépoussiérer, dans son marketing comme dans ses œuvres, tout comme certains ballets. Le jazz a aussi largement évolué, grâce au lounge de la fin des années 90, qui a d’abord intégré des échantillonages de trompettes et des rythmes syncopés (hello St-Germain, US3 et Guru) pour ensuite donner naissance à des artistes hybrides electro jazz (The New Deal, BadBadNotGood) qui ravissent un public trentenaire qui remplit de nouveau les salles du FIJM chaque été. Le pas est ensuite plus facile vers les Miles Davis ou les jeunes talents émergeant chaque année des universités montréalaises. Parlez-en en bien… Quant à l’abondance de critiques « que positives » que Monsieur Gingras déplore, je partage en partie son point de vue, du moins en ce qui concerne la musique populaire. Au Québec, beaucoup d’acteurs de l’industrie musicale sont susceptibles et n’apprécient pas que des critiques “plantent” un album. Ça peut avoir toutes sortes de conséquences au niveau des prochaines sorties ou invitations. Comme c’est un petit milieu, le critique musical québécois doit mesurer qui il heurte et s’il nuit à sa carrière en émettant son opinion Ceci dit, vu l’abondance d’excellente musique qui sort tous les mois, je trouve qu’il vaut mieux passer plus de temps à la découvrir, s’en imbiber, à réellement la vivre sous casque d’écoute ou devant une chaîne stéréo de qualité en portant attention à l’oeuvre pour ensuite bien en parler. Vaut mieux bien promouvoir la musique de qualité que de perdre son temps avec casser les navets. C’est l’angle que je privilégie sur le site que j’ai fondé en avril 2014, REEVERB.com. “Parlez du bien et parlez-en bien” est une maxime que je préfère au “Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en!” que plusieurs médias adoptent. Mes collaborateurs sont des mélomanes qui veulent partager leur passion et la musique qui les fait personnellement vibrer, et non des journalistes qui auraient la mission d’informer. Nos textes sont subjectifs, personnels et passionnés, invitant l’écoute plus que critiquant le jeu. Un guide plus qu’un juge Le rôle du critique musical comme je le vois depuis plusieurs années est davantage de guider ceux et celles qui ont envie d’écouter de la musique de qualité. De les diriger vers une œuvre qui, premièrement, leur sera accessible selon leur propre parcours dans l’univers musical (parce qu’on n’a pas tous un baccalauréat en histoire de la musique, et qu’on ne passe pas d’un bond de Lady Gaga aux Residents) et qui, deuxièmement conviendra à leur état d’esprit et leurs goûts personnels. Ainsi, celui qui découvrira le rock alternatif avec Muse, pourra éventuellement apprécier Interpol, puis Liars, Editors, Ought… Cette personne ne s’achètera pas une passe « tout inclus » à POP Montréal la première année, mais pourrait être tentée par certains concerts de cet excellent festival bourré de découvertes. Je trouve qu’ainsi, le critique musical aide. Il est utile. Il assiste l’auditeur assoiffé, comme un bon libraire ou bibliothécaire qui pourra me recommander un excellent bouquin si je lui dis que je me délecte des œuvres de Sartre, Paul Auster et Beigbeder (haha, éclectique!). Sa connaissance est au service de la découverte et dirige vers la musique de qualité. Depuis plusieurs années, on pleure la fin des disquaires, ces autres experts qui dirigent et conseillent les acheteurs de musique. Pourtant, les meilleurs auraient pu faire le pas vers le numérique et s’exprimer sur un blogue. Leurs excellents et pertinents conseils auraient encore rejoint les consommateurs avides d’information, qui achètent davantage en ligne qu’en magasin. Ils se seraient adaptés au lieu de s’ennuyer dans leur boutique, jusqu’à la fermeture. Être jugé par n’importe qui « Le malheur est que n’importe qui s’improvise critique, et c’est accepté par des médias dirigés par des ignorants. C’est ça le problème, le problème de l’ignorance. » se plaint Monsieur Gingras. Certainement, ça prend un bon bagage et de l’expérience pour être reconnu comme une référence musicale. Ça prend des dizaines de milliers d’heures passées à écouter de la musique, à lire sur le sujet, à dévorer des entrevues, à comparer des versions d’œuvres. Les experts des Rolling Stones ou du Velvet Underground pourront vous dire sur quel album « live » se trouve la meilleure version de chacune de leurs chansons. Le fan moyen n’y entendra que du feu. Je pense que la plupart des lecteurs de blogues arrivent à distinguer une critique d’un article promotionel. Ils y confrontent leur perception de l’œuvre entendue avec l’avis de « l’expert ». Celui-ci, s’il n’est pas trop égocentrique, va donner des pistes comme « cet album n’est pas aussi intéressant que cet autre album, parce que …. » ce qui est clairement une invitation au lecteur d’aller un pas plus loin dans sa recherche. S’il a aimé le premier disque, il va adorer le second! Juger de la performance d’un musicien ne m’intéresse pas tant que ça. Oui, je pourrais être déçu d’un concert ordinaire livré par un artiste blasé qui roule sur sa routine, et oui, l’arrogance d’un obscur artiste qui a écrit une demi-chanson digne de ce nom me puera au nez, mais comme vous le constatez, ce seront des défauts humains qui me déplairont davantage que l’exécution technique. Si celle-ci est livrée avec rigueur, souci du détail et recherche constante, je pardonnerai facilement les imperfections. « Ce qui m’attriste ce n’est pas de partir, c’est de voir que cette fonction que j’ai exercée avec tant de passion, de rigueur et d’amour, cette fonction qui était toute ma vie, est maintenant entre les mains de n’importe qui et assumée n’importe comment. » dit encore Claude Gingras à son collègue Huss. Si je me fie aux commentaires que je lis ici et là, Claude Gingras était craint par les musiciens, plus que respecté. Là où Monsieur Gingras a échoué, c’est dans la transmission de sa passion aux autres mélomanes. Dommage, il a eu 62 ans pour le faire, dans le plus grand quotidien francophone d’Amérique. Nicolas Pelletier Fondateur et rédacteur en chef de RREVERB Chroniqueur musical depuis 1991 rreverbmusic@gmail.com Réagissez à cet article / Comment this article commentaires / comments