Il y a cinquante ans que la question fait le tour du monde : « Are You Experienced »? Et depuis ce temps, son écho peut être entendu, de près ou de loin, partout où un guitariste passe, tant The Jimi Hendrix Experience ont bien formulé cette désormais célèbre interrogation. Bien sûr, l’album est un tour-de-force à de nombreux égards, une innovation majeure par rapport aux standards de l’époque et il jouit d’une influence notable chez les musiciens autant que chez les mélomanes, mais il fut avant tout un raz-de-marée sur les plages jusque-là calmes du Summer Of Love.

Qu’on pense à des perles telles « Forever Changes » de Love, « Disraeli Gears » de Cream ou même au très débridé « Absolutely Free » de Frank Zappa & The Mothers of Invention, il n’y avait encore rien d’aussi brut et compressé en termes de son et de production sur la scène rock, et peu avaient autant exploité la pleine puissance des amplificateurs que Jimi Hendrix.

Âgé d’à peine 24 ans et encore dans une relative obscurité lors de la parution du disque en mai 1967 (août aux États-Unis), rien n’indiquait que cet audacieux gaucher allait s’élever parmi les plus importants musiciens de son époque, injecter une dose massive d’adrénaline au rock psychédélique, devenir une icône hippie si importante qu’il finira en tant qu’icône tout court, et enfin montrer aux musiciens et au public en général que si les appareils d’amplification ont un bouton de volume gradué jusqu’à 10, c’est qu’on peut forcément en faire bon usage.

L’introduction de Foxy Lady, mélangeant autant la technique que l’exploitation des potentiomètres de la guitare pour produire un feedback qui va en s’enflant, n’a aujourd’hui rien de très sophistiqué en soi, mais avant sa sortie, les sphères rock et pop n’avaient jamais été confrontées à rien de tel. Plus encore, Hendrix a contribué (avec les Dick Dale, Link Wray et Davie Allan de ce monde) plus que quiconque à faire entrer le feedback et la distorsion dans les mœurs guitaristiques, faisant sauter les derniers barreaux qui empêchaient les instruments électrifiés d’atteindre leur plein potentiel.

jimi hendrix are you experienced

Considéré jusque-là comme indésirable, le larsen devint, sous les doigts d’Hendrix, un instrument dans l’instrument, une force invisible pouvant être harnachée afin d’être mise à contribution. Love Or Confusion, pièce discrète dans la discographie de l’Experience, en fait un usage remarquable autant comme bourdon torturé par le bras de trémolo de la guitare pendant les couplets qu’en tant qu’effet évoquant la confusion du titre à la fin, laissant l’auditeur sur une finale toute en suspension parfaitement en phase avec le contenu de la chanson.

Un peu plus loin, I Don’t Live Today développe davantage l’utilisation du feedback, sa section finale laissant le côté funky et syncopé du début derrière elle au profit d’un virage multi-pistes de larsen où les guitares fusent de partout, soutenues par la batterie multi-directionnelle et infatigable de Mitch Mitchell et la basse boueuse et brumeuse de Noel Redding, qui sature le reste du décor en tentant de s’y fondre.

Comme s’il n’était pas suffisant de repousser les limites de la guitare électrique, Jimi Hendrix était aussi un avide explorateur du studio en tant que mine de possibilités infinies, ayant participé avec son ami Roger Mayer à la création de l’Octavia, pédale d’octave pouvant clairement être entendue dans la partie suraigüe à la fin de la célèbre Purple Haze, et forgeant pendant les sessions d’enregistrement de l’album une fructueuse relation professionnelle avec l’ingénieur de son Eddie Kramer.

Guidés par Chas Chandler, manager du groupe et lui-même musicien avec les Animals auparavant, Hendrix bénéficiait d’une équipe dévouée prête à tout tenter pour amener ses idées sur disque. Ainsi, l’excellente odyssée acide de science-fiction qu’est Third Stone From The Sun, qui se démarque dès le départ en dépassant la barre des six minutes à une époque où les morceaux rock n’en faisaient pas plus de quatre, conjugue le feedback à des pistes lourdement ralenties, marquées d’échos et en constant rebondissement d’un canal à l’autre, accentuant le psychédélisme assumé de ce morceau également marqué par les échos du jazz et du surf-rock.

hendrix and chas chandler

Jimi et Chas Chandler

Bien qu’il s’agisse de l’unique plage aussi fantastiquement hallucinante sur « Are You Experienced », elle partage le monopole des compositions novatrices sculptées en studio avec la pièce éponyme, laquelle répond à l’aspect sombre et angoissant de Third Stone From The Sun par une acidité claire et incandescente, comme un soleil luisant à intensité élevée sans jamais faiblir, faisant frire toute oreille à sa portée sous une pluie de radiations oniriques. Pistes à l’envers, solo atonal mimant une piste renversée, feedback, guitares et effets sonores habilement spatialisés et une note de piano répétée de façon insistante : tout concourt à faire ressentir aux auditeurs investis et attentifs à quoi rime l’idée d’être « experienced ».

Pas nécessairement être « stoned », en effet, mais plutôt s’ouvrir à la béatitude et à la satisfaction inhérente à la contemplation soutenue de la beauté. Peu importe que l’opération nous fasse perdre nos repères et que la frontière entre rêve et réalité se brouillent pendant le processus : être « experienced » est la version hippie du lâcher-prise, un abandon total de soi à tous les stimuli dont seules les âmes fortes peuvent émerger, drapées de toutes les couleurs et les sons convenables ou non pour enfin ne faire qu’un avec eux. Difficile de mieux imager le fameux « Turn on, tune in, drop out » de Timothy Leary alors en vogue à l’époque.

Enfin, au-delà de toute considération d’innovation, il y a les tubes : de la tendre The Wind Cries Mary à la célèbre Purple Haze et du blues classique de Red House à la funky Foxy Lady en passant par la reprise de Hey Joe qui en devint la version emblématique, l’Experience eut la chance d’avoir le vent dans les voiles avec les 45 tours qui ont précédé la sortie de « Are You Experienced », attisant la faim de leurs fans en Angleterre tandis que leur passage au Monterey International Pop Festival, désormais passé à l’histoire, fit d’eux des stars en moins de vingt-quatre heures aux États-Unis.

Même la pochette de la version américaine, œuvre du photographe Anglais Karl Ferris dont l’histoire vaudrait un article à elle seule, fut un classique instantané tant elle était frappante et reconnaissable entre toutes : couleurs saisissantes, effets d’ombre et de lumière étranges et inquiétants dans la photographie, effet de lentille à grand angle, fringues délicieusement hip et, à l’avant-plan, les grandes mains bien en évidence au point de paraître énormes de Jimi Hendrix, sont autant d’éléments extérieurs à la musique qui ont contribué à la pérennité et la visibilité de l’album jusqu’à nos jours, car il est difficile de l’oublier une fois qu’on l’a aperçue.

Premier album coup-de-poing, musique inouïe et transformation des mœurs musicales; « Are You Experienced » a volé la vedette entre tous les disques légendaires issus de son époque et Jimi Hendrix a inspiré nombre de musiciens autant que raffiné la mode hippie à l’anglaise. Surtout, cinquante ans plus tard, il est maintenant riche d’une longue histoire, et son écho peut en être entendu à travers la musique des générations qui l’ont suivi, ce qui suffit à en rendre l’écoute essentielle, ne serait-ce qu’une seule fois, si vous n’êtes pas encore « experienced ».

THE JIMI HENDRIX EXPERIENCE
Are You Experienced
(Track, Reprise, 1967)

– Genre: rock psychédélique
– Dans le même genre que: Cream, Blue Cheer, Led Zeppelin.

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.