Si le rock psychédélique « classique » de San Francisco a donné au monde l’opportunité d’entendre une musique censée transcender l’expérience d’états de conscience altérés, le recul permet de distinguer « Electric Music For The Mind And Body » de toute cette masse de prétendants au trône siégeant au centre de la culture hippie californienne. Versés de leur propre aveu dans l’art du « trip » d’acide et affichant sans réserve leur affiliation avec la gauche radicale (« Country Joe » étant alors un surnom donné à Joseph Staline), Country Joe & The Fish ne se sont pas contentés de composer des chansons teintées par la drogue; ils ont préféré les expérimenter collectivement d’abord, et laisser les compositions fleurir d’elles-mêmes ensuite.

Ainsi, le morceau qui s’impose en tant que pièce maîtresse est Section 43, perle lysergique instrumentale proche du Pink Floyd de Syd Barrett, mais néanmoins bien ancrée dans le son californien typique d’alors. Tout y est : sonorités indianisantes, orgue Farfisa et guitares électriques indolentes au « twang » affirmé sont autant de locomotives qui entraînent quiconque a bien voulu s’embarquer à travers une succession de paysages en Technicolor qui s’éteignent doucement au fil de leurs juxtapositions pour mieux refleurir au prochain tournant (gageons que personne n’a anticipé l’apparition de l’harmonica au retour du thème). Bien sûr, ce déferlement de clichés des sixties serait bien terne si le groupe n’avait pas réussi à rendre toutes les facettes de ces expérimentations acides qui leur étaient si chères manifestes dans leur musique.

Ainsi, non seulement Section 43 obéit-elle à cette notion d’une musique que le groupe décrivait comme « pleine de trous », mais l’inquiétude, l’angoisse et la noirceur sont partie intégrante de la sans équivoque Bass Strings, laquelle évoque de façon grandiose l’expansion spatio-temporelle et les synesthésies conséquentes à l’absorption d’hallucinogènes. Ce qui fait « tripper » n’est donc pas uniquement hilare ou euphorique; l’inondation sensorielle cache aussi un côté sombre qui n’attend que le bon contexte pour surgir, et c’est cette dualité que Country Joe & The Fish a su restituer mieux que quiconque, prouvant que la promotion du psychédélisme ne doit pas se faire uniquement en termes flatteurs, mais bien en en mettant toutes les facettes en évidence.

De même, Grace s’inscrit aussi dans cette veine obscure, les progressions d’accords de la pièce passant de descentes doucement dissonantes à un état d’apesanteur où les chuchotements du vent, des clochettes et l’écho de gouttes d’eau maintiennent l’auditeur dans l’incertitude face à ses propres impressions. Grace est certes un poème musical en hommage à la chanteuse de Jefferson Airplane (Grace Slick), mais les émotions exprimées par le texte et la musique tirent dans tous les sens du spectre sensoriel, donnant l’image d’une déclaration d’amour d’un soupirant sous acide mystifié par l’intensité de ses sensations et sentiments. En d’autres mots, on est bien loin de la ballade d’amour typique à tous les niveaux, mais le rythme lent et l’espace sonore béant réussissent à convoyer la langueur et la mise à nu sentimentale inhérente au genre.

Évidemment, qui dit fleuron de la musique hippie dit aussi lumière, légèreté et brin de folie, et Country Joe & The Fish donnent tête première dans la manne d’hilarité avec un rare entrain. Les résultats sont rien moins que flamboyants : avec ses paroles aux allusions cachées derrière moult images naïves et sa musique de carrousel bien assumée, Porpoise Mouth est un ovni de pop déviante aux effets des plus satisfaisants, ne manquant jamais de faire sourire et de sonner juste par rapport au climat d’insouciance de l’époque.

Plus loin, l’excellente The Masked Marauder semble débuter là où le jam de la fin de Time Of The Season des Zombies s’arrête, mais tout ceci n’est qu’illusion : laissant le rythme en 4/4 de côté, le groupe effectue une sortie de route vers une valse au bonheur dérangé, Joe McDonald entonnant ses « la-la-la » comme un derviche tourneur qui aurait puisé dans le mauvais bol à punch alors que l’orgue Farfisa vient perturber le mélange davantage en poussant des points aussi acides qu’aigües, alimentant l’auditeur en joies aussi perverses qu’infectieuses.

Injustement méconnu, « Electric Music For The Mind & Body » mérite pourtant un place de choix dans le canon psychédélique, car nonobstant son aspect daté et ses sonorités devenues depuis des clichés, la musique qu’il renferme regorge de motifs, de couleurs et de textures qui viennent approfondir la vaste palette sonore de la scène hippie de San Francisco où Jefferson Airplane, Big Brother & The Holding Company, The Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service et tant d’autres s’affairaient de leurs côtés à développer. Un must pour les aficionados de musique psychédélique, tous genres confondus, car comme l’a dit Joe McDonald lui-même: « If you want to understand psychedelic music, and you haven’t heard ”Electric Music For The Mind and Body”, then you probably don’t know what you’re talking about.»

 

 

 

 

 

COUNTRY JOE & THE FISH
Electric Music For The Mind & Body
(Vanguard, 1967)

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.