Voici l’album qui marque le début de la longue mutation de Cat Stevens vers son alter ego Yusuf Islam, et bien qu’il soit empli de préoccupations personnelles et de questionnements divers, « Mona Bone Jakon » est aussi accompagné d’un soupçon d’humour et d’ironie. Pareille palette d’émotions ne saurait mener à des albums aussi homogènes et entiers que Tea For The Tillerman ou Teaser And The Firecat, mais là où l’album n’atteint pas la cohésion de ses successeurs, il se démarque par sa franchise, sa fragilité et sa mise à nu des événements alors récents dans la vie du chanteur.

En effet, entre la fin de 1968 et le début de 1970, la vie n’a pas épargné Cat Stevens, lequel est passé du statut de sensation pop adolescente menant la vie des stars à un épuisement qui s’est soldé par une tuberculose et un poumon affaisé, l’obligeant à entamer la vingtaine avec un repos forcé pour plus d’un an ponctué de séjours à l’hôpital. Pis encore, il dût également se remettre d’un chagrin d’amour, sa copine Patti d’Arbanville le quittant pour aller se consacrer à la poursuite de sa carrière d’actrice en Europe.

 

C’est sur ce fond de mélancolie et de nostalgie que débute « Mona Bone Jakon », Stevens unissant ses récentes expériences de vie en faisant de Lady d’Arbanville une chanson qui met en parallèle mort et rupture amoureuse de la façon la plus gracieuse et poignante possible sans jamais sombrer dans la mièvrerie ou l’étalement larmoyant d’émotions à vif. Maybe You’re Right le voit s’en rétablir, le chanteur semblant faire calmement une mise au point sentimentale sur un fond musical dépouillé. L’ajout subtil de cordes pour accompagner la partie centrale et la fin de la chanson consolide en toute discrétion la liquidation et le lent effacement de déboires que le jeune homme a enfin pu laisser derrière lui après y avoir mûrement réfléchi.

Il passe ensuite en mode humoristique, Pop Star mettant à l’avant-plan ses réflexions sur le star-system et l’industrie de la musique pop d’alors, là où la mainmise des producteurs, des maisons de disques et des gérants d’artistes dicte ce qui doit être joué et entendu par le public au détriment de la créativité et d’un contenu plus relevé. Stevens paraît même tout mettre en œuvre pour rendre la pièce à la limite du supportable, sa voix atteignant des sommets nasillards et la production imprimant à l’instrumentation un côté pince-sans-rire qui affirme clairement que le jeune homme n’a aucunement l’intention de revisiter les chemins artistiques parcourus par l’ado qu’il était.

 

L’entraînante I Think I See The Light, avec sa groove folk-rock bien campée et son rythme vif, témoigne de la résilience de Stevens devant l’adversité, dont Trouble est l’illustration à l’état le plus brut qui soit sur l’album. Dépouillée et toute en nuances du côté musical, cette chanson possède à la fois toutes les caractéristiques poignantes d’une ballade empreinte de tristesse et l’honnêteté crue d’un cri du cœur de quiconque se sait condamné, achevant la première face du disque sur une note de désespoir profond.

Si la face A de « Mona Bone Jakon » commence et se finit dans la douleur et la détresse, la face B vient rétablir la balance en poussant l’auditeur vers la sérénité et l’illumination. Après l’énigmatique pièce éponyme (dont l’humour manifeste s’éclaire encore davantage lorsqu’on apprend qu’il s’agit du nom que Stevens donnait à son pénis), on passe à I Wish, I Wish, autre pièce proche du folk-rock et reflet des questions existentielles qui occupaient l’esprit du chanteur.

 

À partir de ce point, Cat Stevens entre en élévation, les dernières plages formant en quelque sorte une suite; de l’attente et du long chemin vers les réponses qu’il recherchait dans la délicate Katmandu (avec un certain Peter Gabriel à la flûte traversière) en passant par les vertigineux mystères de Time, on sent finalement un incertain espoir renaître avec la confortable Fill My Eyes, et il fleurit enfin pleinement avec Lilywhite, chanson qui voit le chanteur tourné vers l’avenir et la lumière. La finale, toute en cordes, semble glisser vers l’horizon où se dirigeait Stevens, cette direction le menant à son magnum opus, Tea For The Tillerman.

 

Il est facile, après coup, de comprendre pourquoi Hal Ashby a choisi d’inclure trois pièces de l’album (Trouble, I Wish, I Wish et I Think I See The Light) dans « Harold & Maude » l’année suivante : le côté sombre du film, assorti à son humour et l’aspect « coming of age » de l’histoire, colle de très près à l’esprit dans lequel « Mona Bone Jakon » a été composé et enregistré. Peut-être ne reverra-t-on jamais un Cat Stevens aussi ironique, fragile ou direct; mais, à l’instar d’Harold, il livre sur « Mona Bone Jakon » un témoignage de l’histoire de son propre « coming of age » qui s’est avéré être le meilleur chemin qu’il pouvait suivre, laissant à ses auditeurs un disque qui lui a permis d’enterrer son passé pour mieux se tourner vers ce qui allait suivre.

Mona_Bone_Jakon_Album

 

 

 

 

CAT STEVENS
Mona Bone Jakon
(Island, 1970)

– Genre: folk.
– Dans le même genre que: James Taylor, Nick Drake, Van Morrison, Jackson Browne, Tim Buckley.

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Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.