1968 a beau avoir vu la pleine éclosion du rock psychédélique sur la scène internationale, le « Cauldron » de Fifty Foot Hose, originaires de San Francisco, contenait sans l’ombre d’un doute l’un des brouets les plus acides du lot, associant les guitares fuzzées emblématiques du genre aux effets sonores alors inédits issus des diverses machines opérées par Cork Marchesi via une construction hétéroclite de son cru. Jusque-là, on semble sur le même terrain que les Silver Apples ou le Pink Floyd de Syd Barrett, mais la ressemblance ne s’étend guère au-delà de cette parenté au niveau du matériel, Fifty Foot Hose proposant encore plus d’effets sonores et électroniques que Pink Floyd, une ambiance plus rock que les Silver Apples, et une approche nettement plus garage (voire punk avant la lettre) que White Noise.

 

And After entame l’album en plein territoire inexploré, les oscillateurs de Marchesi ronronnant dans un seul canal avant de s’étendre partout, nappe d’huile pulsante qui accélère progressivement jusqu’à percuter de plein fouet l’introduction aussi chromatique que disloquée de If Not This Time. Déployant un vaste espace sonore parcouru en tous sens par les sirènes et les oscillations de Marchesi et la voix dédoublée de Nancy Blossom, cette chanson donne invariablement la sensation d’avoir mis un pied dans l’infini, et qu’il ne fait que s’y enfoncer davantage à mesure qu’elle avance, bercée par les guitares paresseuses et le rythme confortable de la pièce. L’interlude central retient particulièrement l’attention : alors qu’un groupe rock plus conventionnel y aurait inséré un solo d’orgue ou de guitare, Fifty Foot Hose misent sur l’originalité en ouvrant plutôt une fenêtre sur l’inconnu, les effets sonores virevoltant sans contrainte entre deux guitares désarticulées qui se complètent sans jamais se rejoindre tout à fait.

 

Les choses demeurent dans les mêmes eaux avec The Things That Concern You, mais les arrangements moins dissonants gardent cette chanson plus près d’une pièce rock traditionnelle que la précédente, quoique accompagnée de sons bouillonnants se transformant en interventions plus aiguës entre les couplets.

 

Le rock débarque en bonne et dûe forme avec Red The Sign Post, les guitares extrêmement fuzzées qui voguent d’un riff et d’un solo à l’autre croisant le chemin de longs souffles venteux constellés de grappes sonores aiguës qui contribuent à rendre l’ensemble de cette pièce plus déstabilisant que sa structure simple ne le laissait présager. La voix de Nancy Blossom n’y est pas en reste non plus, la chanteuse proposant sa performance la plus puissante de l’album qui, unie aux solos échevelés des deux guitaristes, fait avancer le groupe vers une façon nouvelle d’aborder la musique qui sera plus tard définie par l’expression « proto-punk » avant de fondre tout en feedbacks et en éructations électroniques.

Un peu plus loin, Fantasy fait basculer le disque dans l’étrangeté psychédélique pure, entraînant l’auditeur dans une rêverie où les guitares reprennent l’avant-plan avant de se hisser tranquillement jusqu’à la section « chanson », qui n’apparaît que bien au-delà de la barre des six minutes. Une fois les paroles passées, Fantasy entre en ébullition avec des chapelets d’effets qui disputent l’espace sonore aux étranges vocalises de Nancy Blossom avant de réamorcer brièvement un segment chanté qui s’abîme dans un joyeux bordel qui nous abandonne sur les rives d’une God Bless The Child aux accents folk soutenus par une contrebasse aux convulsions hyperactives et force sons qui passent en tournoyant d’une canal à l’autre.

 

« Cauldron » se clôt sur sa pièce éponyme, laquelle est ponctuée de coups de baguettes sur des chaudrons, mais outre le titre du morceau pris au pied de la lettre, Fifty Foot Hose troquent structures, ordre et instruments pour le studio et l’altération de la matière sonore. Inquiétant poème en musique? Cauchemar? Sombre cabotinage? Tout ça et plus encore, avec en prime l’écho d’une femme larmoyante et gémissante, et la voix de Nancy Blossom qui égrène d’un ton détaché une série d’allitérations à géométrie variable dans une ambiance industrielle avant le temps et aussi fondante qu’il soit permis de souhaiter. Rendu là, l’auditeur ne nage plus en plein délire; il lutte pour maintenir sa tête hors de l’eau de ce chaudron en pleine agitation.

 

Arrivés peu avant White Noise et les débordements du krautrock, contemporains des Silver Apples et de The United States of America, infiniment plus radicaux que la scène san-franciscaine et bien en avance sur le punk et la musique industrielle dont ils annoncent déjà les couleurs, Fifty Foot Hose sont aujourd’hui devenus un monument de l’underground ainsi que l’une des excroissances les plus singulières du grand arbre du psychédélisme. Surtout, ils demeureront à jamais un exemple de ce qui peut se produire quand les diverses déclinaisons de la musique expérimentale sortent de leurs gonds pour se voir propulsés bien loin de leur point de départ, bousculant sur leur passage les balises en place pour développer toujours davantage la carte de l’univers musical connu. Il est manifeste que « Cauldron » date de l’âge d’or du rock des sixties, mais sa folie particulière le garde, même une cinquantaine d’années plus tard, bien loin des sentiers battus.

FIFTY FOOT HOSE
Cauldron
(Limelight, 1968)

– Dans le même genre que: The Silver Apples, The United States of America, The 13th Floor Elevators

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.