Sortons tout de suite les clichés de la pièce : non, le Isaac Hayes dont il est question ici n’est pas le Chef libidineux de South Park, ni le « bad mother-shut-your-mouth » de la trame sonore de « Shaft », ni le scientologue dont le Chef susmentionné aura fait un objet de controverse. Ces développements ultérieurs prennent cependant racine dans « Hot Buttered Soul », second album de ce suave baryton, compositeur et arrangeur issu de l’écurie Stax, et il constitue le point de départ de sa légende en tant qu’artiste solo après des années fructueuses de l’autre côté de la console de son.

Ayant négocié le contrôle créatif total de cet album après le flop commercial de sa première offrande deux ans plus tôt, ce qui se hissa au rang de chef-d’oeuvre remarquable a débuté en tant qu’oeuvre de commande, Stax ayant perdu l’entièreté des droits de leur catalogue aux mains d’Atlantic Records en 1968 et souhaitant regarnir leurs voûtes le plus rapidement possible. Tournant cette entente à son avantage, Hayes parvient d’entrée de jeu à faire oublier qu’on lui a demandé d’enregistrer un disque plutôt qu’il en avait l’intention et ce faisant, la magie a opéré au-delà de tout espoir, « Hot Buttered Soul » se hissant immédiatement en tête des palmarès dès sa parution en septembre 1969.

Défiant le format typique des pièces soul jusqu’alors, Isaac Hayes place en début d’album une audacieuse reprise d’une ballade alors en vogue, Walk On By, dont la première minute annonce à elle seule tout ce qui habite « Hot Buttered Soul » : orchestrations opulente, de l’émotion à revendre, et une atmosphère embrumée qui n’est pas sans rappeler le rock psychédélique en vogue à l’époque du côté du rock et de la pop. Non content de reprendre ce classique de façon aussi inspirée et en lui insufflant une saveur nouvelle, Hayes réussit à l’habiller de somptueuse façon, la guitare au trémolo fondant, l’orgue intense de Hayes et les entrées et sorties des cordes et des choristes élargissant l’espace sonore de la chanson au point d’en dissoudre les limites, tirant Walk On By du côté de ce qu’il convient de nommer « psychedelic soul », cette pièce en constituant sans conteste l’un des joyaux les plus révérés.

Hyperbolicsyllabicsesquedalymistic annonce les avancées funk à venir autant qu’elle contient le germe du rap et du hip-hop, son rythme ayant largement été échantillonné par la suite, mais sans jamais quitter le territoire résolument cool et décontracté qui sied au disque. Qu’on ne s’y trompe pas : derrière cette batterie aux rythmes ficelés au quart de tour et cette guitare au wah-wah bien tranchant qui se ballade d’une enceinte à l’autre se cache la même groove imperturbable que dans les autres pièces, et le solo à la fois syncopé et aéré du piano de Hayes ne manquera pas de le rappeler pendant les six minutes de jam qui s’ensuivent. Ajoutons à cela des paroles à tendance hermétique clairement écrites avec un sourire en coin, et voilà la communion prête à procéder sur l’autel du funk naissant.

Abandonnant la groove infectieuse pour les sentiments profonds et troquant la guitare sans compromis pour des arrangements orchestraux aussi attendrissants qu’ils font ici monter la sauce émotionnelle avec une rare justesse, One Woman ramène la racine soul classique de Hayes à l’avant-plan. Souvent occultée par ses trois voisines de taille plus respectable, cette « brève » chanson de cinq minutes déploie tout l’apparat des ballades soul au beau milieu d’un opus mi-groovy, mi-psychédélique, laissant l’auditeur profiter d’une petite pause qui n’est pas dénuée de charme avant la pièce de résistance à grand déploiement, By The Time I Get To Phoenix.

Plutôt que d’opter pour une version orientée « tube », Isaac Hayes choisit plutôt d’étirer le morceau au-delà de la barre des dix-huit minutes, dépassant de loin les limites des règles du « prime time » en en faisant une histoire en chanson de grande envergure. Surfant sur un bourdon d’orgue doublé d’un rythme minimal à la basse et une cymbale pendant près de huit minutes, Hayes met confortablement en scène la chanson sans se presser, racontant l’histoire d’un homme qui finit par se lasser des infidélités de son époque, la quittant de beau matin avant d’avoir en tête, bien loin sur la route, la phrase qui donne son titre au morceau libérant du coup l’orchestre, qui va en s’élargissant tranquillement tandis que le chanteur continue de mettre son cœur sur la table en égrenant le rosaire de ses doléances.

Là où certains peuvent voir une pièce trop longue pour demeurer intéressante (à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une repris d’un tube pop) réside pourtant la clé de la version de Hayes : en entretenant une ambiance purement hypnotique, il ne crée que davantage d’intérêt pour son histoire, laquelle devient à son tour la force permettant à cette fine fleur de psychedelic soul de s’ouvrir et de se déployer pleinement avant, enfin, de se refermer sur une fin feutrée. Bercée par le piano, l’orgue et les quelques interventions vocales que Hayes a encore en banque, la chanson s’achève en reposant les auditeurs en douceur et discrétion, finissant délicatement un album qui ne cessera, pendant les décennies suivantes, de résonner dans les différents musicaux qui apparaîtront dans son sillage.

 

 

 

 

 

ISAAC HAYES
Hot Buttered Soul
(Stax, 1969)

– Genre: psychedelic soul.
– Dans le même genre que: Curtis Mayfield, Stevie Wonder, Marvin Gaye, Barry White.

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Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.