Le rock québécois a mis plusieurs années avant de devenir ce qu’était le rock anglo-saxon : novateur, original, éclaté, audacieux. La scène musicale québécoise a longtemps été fortement inspirée (sinon calquée) par la chanson française. Le symbole frappant de cette époque est la boîte à chansons, dont l’âge d’or se situe au début des années 60. Les chansonniers occupaient le devant de l’affiche dans ces années. Le roi des rois était évidemment Félix Leclerc (reconnu en France avant de s’imposer au Québec), suivi de près par les Gilles Vigneault, Claude Léveillée, Raymond Lévesque, Sylvain Lelièvre, Claude Gauthier et Jean-Pierre Ferland. Employé de bureau à Radio-Canada, Ferland a fondé en 1959 le collectif Les Bozos, comprenant entre autres Léveillée, Lévesque et Clémence DesRochers. Ici comme en France, il s’impose rapidement comme chansonnier de premier ordre et obtient un succès considérable.

 

Dans la deuxième moitié des années 60, la révolution musicale fomentée entre autres par The Beatles, The Beach Boys et The Rolling Stones fait apparaître l’époque des boîtes à chansons comme dépassée. Robert Charlebois, qui avait amorcé sa carrière comme chansonnier, prend le tournant psychédélique dès 1968 avec l’excellent « Lindberg » et le spectacle de chansons et de musique L’Osstidcho. Établi en France à ce moment, Jean-Pierre Ferland voit bien que la mode change, et n’entend pas être relégué aux oubliettes. Il décide donc d’embarquer dans la vague psychédélique. Il revient au Québec et fait paraître, en 1970 (quelques semaines après la Crise d’Octobre), à l’âge de 36 ans, ce qui est considéré aujourd’hui à juste titre comme un grand classique du rock d’ici. L’album « Jaune » est certainement un des actes fondateurs du rock québécois.

 

La réinvention de Ferland est saisissante. Pour ce faire, il s’est entouré de musiciens exceptionnels, le premier étant Michel Robidoux, guitariste pour Charlebois pendant quelques années. C’est avec Robidoux que Ferland compose les chansons de « Jaune », à Paris, en 1969. L’enregistrement se fait cependant au studio d’André Perry, qui vient de boucler Give Peace a Chance avec John Lennon et Yoko Ono (son studio verra défiler plus tard David Bowie, The Police, Cat Stevens, etc.). Perry décide de laisser Robidoux de côté et fait appel à des musiciens new-yorkais pour donner un son « international » à l’album : les arrangeurs sont Art Phillips et Buddy Fasano, le bassiste est Tony Levin (il jouera notamment avec Peter Gabriel et King Crimson), le guitariste est David Spinozza (employé par Paul McCartney, Lennon, Billy Joel et Paul Simon, entre autres) et le batteur est Jim Young. Le chœur est composé des Petits Chanteurs du Mont-Royal.

 

L’album est pensé vaguement comme un album concept. La face A du vinyle débute avec Prologue, alors que la face B commence avec l’intermède , puis on retrouve un Épilogue. It Ain’t Fair suit Épilogue et se veut une sorte de blague aux musiciens anglophones qui ont participé à l’enregistrement. Bien qu’agréable, cette pièce n’égale pas les autres classiques de l’album.

Le petit roi est tout simplement splendide. L’ambiance est planante, enveloppante et mystérieuse à la fois. Les paroles de Ferland sont très imagées. Sa poésie est certes moins littéraire qu’auparavant, mais elle est davantage en phase avec la musique, les mélodies et le rythme. Cette sensibilité colle mieux à sa nouvelle musique et à l’époque qui est en plein changement. Ferland reconnaît ces bouleversements sociaux et personnels : « Et je ne vois plus la vie de la même manière / Et je ne vois plus le temps me presser comme avant ». Les arrangements sont merveilleux, tout comme les refrains avec le chœur.

Sur Quand on aime on a toujours vingt ans, la ligne de basse est bondissante et l’utilisation du synthétiseur Moog, inédit à l’époque au Québec, est judicieuse. Le rythme vaguement country et décontracté est irrésistible, sans parler du refrain on ne peut plus entraînant. Sing Sing enchaîne avec une ambiance également planante, et des arrangements très efficaces. On retrouve aussi une coda de la pièce précédente, sorte de clin d’œil au thème de l’amour déchu.

God is an American est la chanson la plus explosive du disque, avec la guitare mordante (quel solo, d’ailleurs!) et les cuivres énergiques. Les paroles sont diablement allégoriques, et que dire du refrain, avec de l’anglais et des bribes d’allemand et de russe qui résonnent en stéréo. Le chat du café des artistes a une mélodie parfaite, entraînante et envoûtante, le chœur et les orchestrations ajoutant une touche sombre à la pièce. Charlotte Gainsbourg a repris cette pièce en 2009 sur son album « IRM », réalisé par Beck.

Avec « Jaune », Jean-Pierre Ferland a donc livré un des meilleurs albums québécois de tous les temps, contribuant du même coup à la fin des boîtes à chansons et de la vague yé-yé. C’est aussi certainement un des albums les plus inattendus, tant la réinvention de Ferland a été immédiate et surprenante. Il est passé de chansonnier à artiste pop-rock de manière triomphale, créant au passage quelques-uns des plus grands classiques de la musique québécoise.

 

Il fallait beaucoup d’audace pour aller où il est allé, et également beaucoup d’argent : l’album a coûté 37 000$, une fortune pour l’époque. Ferland a aussi avancé 120 000$ de sa poche! Le spectacle qui a suivi était aussi ambitieux, alors que deux bulldozers jaunes étaient amenés sur scène. Ferland a recréé ce spectacle pour les 40 ans de « Jaune », démontrant les sonorités intemporelles et l’indémodable succès de ce chef-d’œuvre.

 

JEAN-PIERRE FERLAND

Jaune

(Barclay, 1970)

-Genre : pop-rock psychédélique franco

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JEAN-PIERRE FERLAND crée un des actes fondateurs du rock québécois
ORIGINALITÉ 95%
AUTHENTICITÉ 90%
ACCESSIBILITÉ 90%
DIRECTION ARTISTIQUE 100%
QUALITÉ MUSICALE 100%
TEXTES95%
95%Overall Score
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Blogueur - RREVERB
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Curieux de nature, Benoit est un boulimique musical qui consomme de presque tous les genres. Du punk au classique, en passant par le folk, le psychédélique et le rockabilly, il sait apprécier les subtilités propres à chacun de ces courants musicaux. À travers des centaines d'heures d'écoute et de lecture de biographies, il tente de découvrir les motivations et les secrets derrière les plus grands albums et les œuvres grandioses des derniers siècles. Il parcourt aussi les salles de spectacle de Montréal, à la recherche de vibrations directes.