Pour tous ceux qui connaissent Stevie Wonder via I Just Called To Say I Love You et s’en sont fait une idée en tant que chanteur de ballades et de chansons d’amour, le voyage dans le temps jusqu’à «Innervisions», en 1973, risque de frapper fort. Loin des chansons naïves ou sirupeuses qui sont oubliées aussi vite qu’elles ont fini de résonner, les pièces de cet album, l’un des plus importants de Stevie Wonder autant que des années soixante-dix, ont de quoi offrir autant aux néophytes qu’à ceux qui le réécoutent pour la énième fois depuis de nombreuses années.

 

Le mélange des genres, évident dès les premières chansons, est si habilement mené qu’il est impossible d’en retenir un seul pour définir l’ensemble de «Innervisions» et lui apposer une étiquette définitive; le funk et le rythme rampant de Too High nous déposent dans la douceur et le dénuement de Visions, et on rebondit dans l’entrain R’n’B de la fresque sonore et narrative de Living For The City avec naturel, sans même s’étonner que trois pièces aussi différentes (autant du côté des thèmes abordés que de celui des styles musicaux) puissent ouvrir l’album en toute cohésion.

La riche grille d’accords de Golden Lady, qui a assuré à Wonder une nouvelle entrée dans le «Real Book» bien connu des musiciens, suffit à elle seule à redonner ses lettres de noblesse à la ballade, alors que le sourire en coin aux influences latines de Don’t You Worry ‘Bout A Thing nous fait bouger avant même que l’on en ressente l’envie. Il est difficile de faire mieux du point de vue de la variété stylistique, et c’est là l’un des nombreux charmes de «Innervisions», et l’une des clés de voûte de sa réussite tant commerciale que critique.

 

Ayant plus d’un tour dans son sac, Stevie Wonder a eu la bonne idée de développer, en parallèle de la foison des genres musicaux, une variété thématique aussi intelligente que représentative de son époque; on passe des dangers de la drogue dans Too High à un triste état des lieux de la vie après la fin de la ségrégation raciale dans Living For The City, et d’une plaidoyer pour une spiritualité sans prophètes véreux ni faux dévots dans Jesus Child of Africa à une dénonciation railleuse de Richard Nixon dans He’s Misstra Know-It-All. Wonder visite chacun de ces thèmes sans jamais faire la morale pour autant et en évitant tous les clichés, proposant plutôt son espoir et son éternel optimisme en un avenir meilleur, se gardant bien de sombrer dans des textes mielleux ou trop fleur-bleue. On le trouve plutôt ici pleinement conscient du monde dans lequel il vit, et ses convictions n’en sortent que renforcées.

 

Non content d’être l’homme-orchestre de la situation (il joue la vaste majorité des instruments que l’on peut entendre sur le disque) et d’avoir composé paroles et musique dans leur intégralité, Wonder est également responsable de l’impeccable production et des arrangements: s’il sait créer d’excellentes chansons, il possède également le talent de les travailler et de les réaliser avec ingéniosité et bon goût, en plus de rendre accessibles et faciles d’approche des compositions riches et complexes, allant même jusqu’à en faire des hits.

Dès le début, les claviers virevoltant d’un canal à l’autre et les deux solos d’harmonica (là encore, un dans chaque canal, rien de moins!) de Too High en font une pièce encore plus dynamique, et chaque minute de Living For The City, avec ses interludes variés et toujours intercalés au meilleur moment possible, relèvent encore davantage la narrativité d’une pièce déjà hautement réussie de ce côté. Autre coup de maître, le hi-hat en mouvement et les magnifiques effets sonores qui habillent Golden Lady insufflent à la chanson une magie qui n’était possible que par l’ajout d’une strate sonore stellaire pour ouvrir encore davantage son espace sonore.

 

«Innervisions» est donc un album vif, mature, sensible et mené de main de maître par un musicien alors tout juste au début de la vingtaine, mais en pleine possession de ses moyens et avec une feuille de route déjà remarquable. Qu’en dire de plus, sinon citer ses dires après la parution de son précédent album «The Talking Book», et qui préfigure bien ce qu’est «Innervisions: “We as people are not interested in “baby, baby” songs anymore, there’s more to life than that”. Bien dit, Stevie.

 

 

 

 

STEVIE WONDER
Innervisions
(Tamla, 1973)

– Genre: Soul, funk, R’n’B.
– Dans le même genre que: Michael Jackson, Marvin Gaye, Prince, Sly & The Family Stone, The Isley Brothers.

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.