Sur la « Green Line » de Daniel Humair, Steve Marcus, Sonny Sharrock et Miroslav Vitous, chaque arrêt est différent en tous points, mais ce quatuor constitué de collaborateurs du grand Herbie Mann n’est pas le genre de groupe à reculer devant la variété. Avec une pièce créditée à chacun des musiciens, ce disque constitue un excellent panorama du jazz en 1970, le plus groovy y voisinant avec les saveurs modales, la ballade et le free sans jamais tomber dans les pièges du patchwork incohérent ou de l’album trop ambitieux qui dissout sa cohésion en empruntant trop d’avenues différentes; ici, les musiciens sont clairement en contrôle et confortables, et conservent un son qui leur est propre d’un morceau à l’autre.

 

Démarrant en trombe avec la sensationnelle Melvin, pièce si funky qu’aucune autre du même genre ne sera nécessaire sur « Green Line » tant elle remplit sa promesse, l’auditeur est immergé du début dans une groove intense qui swingue si fort qu’elle pourrait définir la notion de jazz-funk à elle seule. Soutenue d’une main de fer par la guitare syncopée et minimaliste de Sonny Sharrock, la groove est exploitée en tous sens par Daniel Humair, qui la relève à chaque cycle de savoureuses additions rythmiques qui laissent à Miroslav Vitous assez d’espace pour y ajouter lui aussi son grain de sel en explosant littéralement à tous les détours possibles sans jamais perdre de son entrain et de sa fraîcheur.

Steve Marcus, de son côté, y va d’un solo aussi créatif que généreux, jouant avec la anche de son saxophone, poussant les harmoniques et les limites de son instrument pour contribuer de façon hautement mélodique à la pièce sans laisser de côté sa maîtrise impeccable de la dissonance qui confère à ce solo quelques moments exotiques qui tombent parfaitement en place. Rien d’exagéré ou de surfait – Marcus semble déterminé à surfer sur cette vague sans jamais la perdre de vue, en exploitant les creux et les crêtes avec brio… avant que Sonny Sharrock ne quitte l’ombre où il se tenait jusque-là pour un solo dont lui seul a le secret : anguleux, nerveux, résolument « out » et disloqué, il est on-ne-peut-plus inspiré et joue avec ses tripes, faisant sonner sa guitare d’une foudroyante urgence comme si c’était la dernière fois qu’il en jouait, ou qu’il voulait carrément faire sortir la guitare d’elle-même en la poussant dans ses derniers retranchements. Melvin n’est peut-être pas un modèle de jazz-funk des plus orthodoxes, mais voilà une composition qui approche le genre avec tant d’aplomb et de naturel qu’il est impossible de résister à son charme et à l’envie infectieuse de taper du pied qu’elle diffuse.

 

Pétrie de douceur et de mélancolie, Mr. Sheets At Night a le charme d’une ballade traversée par une délicate brise nocturne, le saxophone languide, la guitare éthérée et la batterie paresseuse et disloquée établissant un erre d’aller dynamique et une trame juste assez aérée pour que Miroslav Vitous puisse s’étendre à son aise. Fort de deux pistes de contrebasse agréablement assorties, c’est à la réécoute qu’apparaît son rôle central : occupant les deux canaux simultanément avec un jeu pizzicato et un jeu arco qui se muera en solo après celui de Steve Marcus, l’instrument de Vitous est ici pleinement au service de l’ambiance nocturne de la pièce, en rehaussant la gamme d’émotions tout en en relevant la qualité introspective déjà présente dans le jeu du saxophone.

L’autre face de l’album, qui s’ouvre sur la pièce éponyme, nous tire sur le versant plus abstrait du quatuor, les cymbales éclaboussantes de Daniel Humair donnant le ton du début. Nerveux, dynamique et enrobé d’une intense réverbération sonore, Green Line est un morceau aussi abrupt qu’il semble en suspension dont le thème évoque les changements de direction abrupts chers à Thelonious Monk, sur lequel plane néanmoins l’ombre du free. Ici, Humair et Vitous croisent et décroisent leurs jeux respectifs tandis que Sonny Sharrock se lance d’entrée de jeu dans un solo qui avance par à-coups en même temps que vitous, dans l’autre canal, s’affaire à jouer comme s’il était en état d’ébriété, suivi d’un solo échevelé de Marcus. Considérant la complexité du programme, on ne saurait dire que Green Line est une pièce placée sous le signe de la groove, mais ceci est largement compensé par la frénésie et la nervosité qui sont au cœur de sa composition, gardant la pièce en mouvement jusqu’à la fin.

 

Dernière pièce du disque, The Echos nous catapule en plein territoire free. Composée par Sonny Sharrock, elle alterne de longs moments aussi silencieux que spacieux avec des sursauts épileptiques, émergeant d’un simple thème qui sera le seul élément récurrent auquel les auditeurs déstabilisés par le free jazz pourront se raccrocher. Chaque musicien entrant l’un après l’autre pour interpréter ledit thème, l’occasion pour chacun d’entre eux de s’en distancer et d’en démonter les composantes est saisie, menant à un solo brut et volcanique typique de Sharrock. Vitous est celui qui tiendra le fort du thème jusqu’à son propre solo qui alterne les parties arco et pizzicato, rappelant sans relâche quelques notes et les coudes rythmiques du début jusqu’à la réapparition de Steve Marcus, dont le saxophone soprano sonne plus radical, nasillard et oriental que jamais, évoquant une hallucinante séquence de charme de serpent avant que tous ne s’engouffrent dans un étourdissant crescendo final.

 

Somme de diverses facettes du jazz, instantané de quatre musiciens alors en plein établissement de leurs carrières solo respectives et œuvre entraînante d’une ravissante variété, « Green Line » livre la marchandise autant pour les amoureux du jazz décomplexés que pour les auditeurs aventureux qui désirent pousser l’expérience Herbie Mann de l’époque de « Memphis Underground » ou « The Wailing Dervishes » plus loin. Ayant été peu réédité, son acquisition suppose certes une certaine recherche, mais la satisfaction est garantie pour quiconque réussit à mettre la main dessus.

DANIEL HUMAIR, STEVE MARCUS, SONNY SHARROCK & MIROSCLAV VITOUS
Green Line
(Storyville/Victor World Group, 1970)

– Genre: jazz à tendance funky et free
– Dans le même genre que: Herbie Mann, Herbie Hancock (époque Fat Albert Rotunda).

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.