Avec Caetano Veloso et Gilberto Gil en exil, en plus du départ de Rita Lee des Os Mutantes, le destin de la tropicalia semblait scellé pour de bon, son écho s’éteignant tranquillement dans les coins les plus délurés de la musica popular brasileira (MPB). C’était sans compter sur la tardive éclosion d’Erasmo Carlos, vedette pop bonbon de l’émission « Jovem Garda » avec son complice Roberto Carlos, qui fit d’abord paraître un premier album plus audacieux en 1970 avant de pousser l’enveloppe plus loin en 1971 avec « Carlos, Erasmo… ». Très au fait des remous de la scène culturelle, sociale et politique de son pays autant que du vent de folie qui soufflait sur l’ensemble du monde, Carlos réussit, avec cet album, à façonner un disque aussi audacieux et métissé qu’il est accessible même pour le néophyte contemporain le moins versé dans les bousculades stylistiques typiques de la scène brésilienne des années soixante et soixante-dix.

 

L’album s’ouvre avec De Noite, Na Cama, contribution de Caetano Veloso dont la saveur samba-rock jumelée à une interprétation des plus décontractées donne le ton à toutes les chansons qui suivront. Relax, festif, hippie, tropical… tous ces adjectifs peuvent être accolés autant au programme musical proposé qu’à la pochette du disque, présentant un jeune Erasmo Carlos qu’on peut facilement imaginer en plein retour à la terre pour s’imprégner de l’atmosphère cool et champêtre dont les accents se font particulièrement sentir dans l’attendrissante Masculino, Feminino.

Cette pièce folk réussit si bien à émuler Neil Young qu’une écoute superficielle pourrait la faire paraître comme un simple pastiche, mais c’est sans compter l’apport primordial des arrangements, où voix, orchestre et guitare pedal steel fleurissent au refrain, ajoutant une profondeur jusque-là insoupçonnée à un morceau qui touchait déjà au sublime. Plus loin, la délicate Gente Aberta fait preuve du même esprit folk en se rapprochant davantage de la ballade, alors que Sodoma E Gomorrah adjoint un son direct et franc de guitare douze cordes à une orchestration qui se déploie en nuances graduelles, des flûtes apportant une magnifique touche andine pour venir compléter ces arrangements marqués par un psychédélisme nonchalant.

 

Loin d’être une œuvre placée uniquement sous l’influence de la folk ou de Neil Young, « Carlos, Erasmo… » porte aussi la marque du soul et du funk, lesquels insufflent au disque une dose supplémentaire de groove qui se marie à merveille à l’atmosphère détendue et à l’interprétation généralement relax des musiciens sur la majorité des chansons. Ainsi, la solide Mundo Deserto doit beaucoup à l’héritage Motown sans en être une imitation, et Ciça, Cecilia (Tema de Ciça) propose une guitare funky et des arrangements justes et grandioses qui débouchent sur un refrain qui représente à lui seul un vibrant hommage à l’esprit musical des années soixante.

 

Bien entendu, il n’y a pas de tropicalia sans rock et sans psychédélisme, ce que la guitare on-ne-peut-plus hendrixienne du légendaire Lanny et le back-beat lourd de la batterie de Agora, Ninguem Chora Mais nous rappellent sans équivoque, les multiples pistes de voix et les carillons virevoltant dans le montage au-dessus du groupe avec juste assez de réverbération pour créer une impression de profondeur qui laisse le morceau joliment embrumé. Dans un registre plus lent, le rock paresseux infusé de wah-wah mordant et acéré de É Preciso Dar Um Jeito, Meu Amigo, assaisonné par les arrangements savoureux de l’orchestre qui apparaissent comme autant de vagues d’élévation enfumées à chaque couplet, achèvent de nous convaincre de la compétence de Carlos et de son groupe dans la sphère rock. Reste enfin la divertissante Maria Joana, hymne caribéen euphorique et décomplexé qui constitue un hommage littéral au cannabis et ses plaisirs, pour finir « Carlos, Erasmo… » avec un sourire en coin dans une douce folie psychédélique, bercée par des rires délirants. Heureusement, il ne s’agit pas seulement d’une boutade lancée à la hâte à la fin du disque pour le simple bonheur de narguer la toute-puissante censure du gouvernement d’alors; au contraire, Carlos offre ici une chanson arrangée et composée de main de maître, amenant des steel drums, l’orchestre toujours aussi aérien et des pistes de voix multiples qui s’enchevêtrent en arrière-plan pour le plaisir de l’auditeur attentif autant que pour celui en état second.

 

Album rieur et polymorphe, « Carlos, Erasmo… » représente à merveille le passage entre la célèbre tropicalia et l’établissement de la MPB, les acquis de la première étant tranquillement absorbés et raffinés par la seconde pendant les années soixante-dix. C’est aussi une œuvre à la génétique incomparable, des chansons originales signées Roberto et Erasmo Carlos voisinant avec d’intelligentes versions de titres des géants Caetano Veloso, Jorge Ben et Marcos Valle, le tout relevé par des arrangements remarquables qui mettent en valeur les pièces en leur ajoutant une dimension aérienne sans pour autant voler la vedette. Et, surtout, il s’agit d’un excellent disque d’une jeune vedette alors en pleine mutation, et dont l’ensemble de l’oeuvre mérite d’être largement reconnue au-delà des frontières du Brésil.

 

 

 

 

 

ERASMO CARLOS
Carlos, Erasmo…
(Philips, 1971)

– Genre: à mi-chemin entre la tropicalia et la musica popular brasileira (MPB)
– Dans le même genre que: Jorge Ben, Arthur Verocai, Marcos Valle

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.