Premier album de Ravi Shankar destiné à un public occidental, « Three Ragas » fut, pour plusieurs, le premier contact avec ce maître du sitar, jetant les bases d’un pont dont les assises seront dûment solidifiées une dizaine d’années plus tard alors qu’il foulera les planches du Monterey Pop Festival de 1967. Ayant déjà tourné et vu sa notoriété grandir à cette époque en Asie, Shankar s’est rendu à Londres pour enregistrer cet album magistral qui dresse un portrait sincère et juste des traditions musicales de l’Inde tout en mettant de l’avant la virtuosité et les talents d’improvisateur du musicien.

Il convient de noter, d’entrée de jeu, que le raga ne va pas nécessairement de pair avec le format disque; étant toujours rattaché à un moment du jour ou de l’année, il tire son sens du moment pendant lequel il est joué, et sa performance peut s’étendre bien au-delà des contraintes temporelles imposées par quelque support physique d’enregistrement que ce soit. Malgré ces limites, ces trois ragas réussissent, sous une forme compacte, à bien endosser leur rôle de vecteur d’émotions et de sensations sans se travestir pour autant dans le but d’accommoder l’auditeur occidental. Shankar a donc opté pour des alaps (introductions arhytmiques qui installent l’atmosphère du raga et sa tonalité) écourtés, centrant son jeu sur le développement mélodique de chaque pièce en solo (le jor) et accompagné par le tabla à un tempo plus rapide (le gat).

 

Ce parti pris en faveur des segments plus intenses et chargés du raga permet à Shankar de briller de tous ses feux sans aucune distraction pour l’auditeur, l’entrée du tabla constituant la seule surprise que l’on peut croiser en chemin vers le gat de chaque pièce. Pareille configuration, assortie à une instrumentation minimale, donne tout l’espace souhaité au soliste pour exprimer sa créativité et mettre en valeur ses fantastiques capacités de développement et d’ornementation mélodique.

Raga Jog, pièce maîtresse de l’album, est un exemple frappant de la maîtrise et de l’imagination sans bornes de Ravi Shankar; raga dévolue aux heures tardives du soir, le sitariste dépeint avec succès l’opposition entre le calme naturel de la nuit et les infatigables mouvements de l’âme en état de contemplation. Ce tour-de-force, à la fois expressif et instrumental, nous ramène à l’essence même du raga, et son contrat d’écoute radicalement différent de celui qui régit la vaste majorité des musiques occidentales.

Le raga n’est pas de l’art pour l’art, et encore moins une musique destinée à faire la fête et danser; il s’agit plutôt d’une pièce qui commande égale quantité d’écoute active et d’introspection, car l’excellence des interprètes a pour seul but de relever la dimension spirituelle et de n’en faire ressentir que davantage les diverses émotions et images qui y sont rattachées. On peut donc parler d’élévation sans craindre d’énoncer un cliché ou un vulgaire truisme; il conviendrait davantage de creuser le sujet et de développer, à l’instar du raga lui-même, le fil narratif qui s’en dégage dans nos pensées. Il suffit d’écouter la dernière partie du Raga Simhendra Madhyamam pour s’en convaincre : dès l’entrée du tabla, le morceau s’ouvre subitement devant nous, transformant nos attentes et inspirant de nouvelles images dans l’esprit de quiconque l’a écouté attentivement.

 

Reste enfin la qualité du son, laquelle est exceptionnelle pour un album enregistré en 1956… de quoi réjouir l’amateur de musique classique indienne autant que le néophyte désirant capter toutes les nuances de ces trois ragas dont le son autant que l’exécution touchent au sublime.

Three Ragas 150

 

 

 

 

RAVI SHANKAR
Three Ragas
(World Pacific / Angel pour la réédition CD, 1956)

Genre: musique classique indienne, musique hindoustanie.
Dans le même genre que: Nikhil Banerjee, Vilayat Khan, Ali Akbar Khan.

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.