Impossible, dès le début de Once I Loved, de se tromper: les orchestrations opulentes, un piano discret qui soutient l’harmonie d’une guitare classique jouée avec les doigts, une douce voix de sirène… et cet étrange sentiment d’être en train de parcourir un mail avec de hautes verrières, des boutiques haut de gamme et des palmiers en plastique rutilants. Oui, aucun doute, il est impossible de se méprendre: on se trouve en présence d’un chef-d’oeuvre de la bossa nova, et la sirène à la voix douce est nulle autre qu’Astrud Gilberto. Au-delà des clichés malheureusement attachés à ce genre musical, la présence du grand Antonio Carlos Jobim et des arrangements de Marty Paich font de «The Astrud Gilberto Album» l’un des opus caractéristiques de la bossa nova.

 

Forte du succès retentissant de l’intemporelle The Girl From Ipanema, chantée en duo deux ans plus tôt avec son mari d’alors João Gilberto sur l’album «Getz/Gilberto», Astrud Gilberto s’est vue propulsée à l’avant-scène de la bossa nova et de la samba, devenant l’égérie de ces genres de façon bien involontaire puisqu’elle n’avait pas, jusque-là, caressé l’idée de devenir une chanteuse professionnelle. Ce fait, bien en évidence dans The Girl From Ipanema où sa voix est mince et hésitante, est clairement derrière elle en 1965; sans donner dans les acrobaties vocales ou des ornementations élaborées, c’est une chanteuse résolument plus affirmée et en contrôle de sa voix qui interprète ici la classique Agua de Beber, la simplicité et le dénuement de son chant ayant un côté séduisant qu’elle conserve pour toute la durée du disque.

 

On peut certes l’accuser de manquer de technique, d’avoir une voix dénuée de richesse ou de faire preuve de trop de retenue, mais la magie du chant d’Astrud Gilberto repose avant tout sur le respect de ses capacités, la chanteuse ne s’aventurant jamais au-delà des limites de son ambitus et optant pour des interprétations sobres des chansons qu’elle propose à ses auditeurs. Dindi en est un exemple remarquable: sa voix, si collée à la mélodie qu’on en dirait presque une lecture à vue de la partition, garde tout du long un ton caressant qui convient à la perfection à cette pièce, les orchestrations enrobant le tout dans un emballage élégant qui relève les qualités de la voix de Gilberto au lieu d’en diluer l’intérêt ou de la reléguer au second plan. Ceci ne signifie pas pour autant que les morceaux choisis étaient motivés par l’aisance de la chanteuse à tout coup; … And Roses And Roses la voit flirter avec les notes les plus aigües qu’elle puisse atteindre, sa voix sur le point de casser donnant un côté touchant, une fragilité au morceau sans pour autant masquer le fait que Gilberto est clairement acculée à ses limites, et qu’aller plus haut aurait probablement de funestes résultats.

 

Une chanteuse avec une voix limitée ne saurait enregistrer un disque d’une telle importance sans être bien entourée, et heureusement pour Gilberto, elle dispose ici d’une équipe gagnante (Bud Shank à la flûte et au saxophone alto, João Gilberto à la guitare, João Donato au piano, et de nombreuses compositions singées Vinicius de Morães et Antonio Carlos Jobim, lequel apparaît également sur Agua de Beber à la guitare et la voix) appuyée par des arrangements à la fois riches et sobres, ainsi que d’une orchestration judicieuse qui apporte de la profondeur et une légèreté aux chansons sans jamais trop s’avancer dans le montage. Dreamer illustre ceci à merveille: alors que Gilberto et les solistes se partagent l’avant-plan de la pièce, les cordes développent son espace sonore en toute discrétion, mais sans elles, une dimension complète de la chanson disparaîtrait, et ce fait préside à l’ensemble de l’album. Ainsi, chaque intervention orchestrale contribue à resserrer l’attention sur Gilberto, et là où les charmes de son chant font défaut, l’ensemble de cordes insuffle une vaste part de dynamisme aux mélodies en louvoyant autour d’elles notamment dans Meditation, tout en contribuant à la mise en place d’une atmosphère de langueur, de raffinement et d’élégance paresseuse dont «The Astrud Gilberto Album» porte la marque d’un bout à l’autre.

 

Il est difficile, en somme, de résister aux nombreux charmes de «The Astrud Gilberto Album», mais il est tout aussi aisé de saisir son importance dans cette fusion de jazz et de rythmes brésiliens qu’est la bossa nova tant il est homogène et peaufiné jusque dans ses moindres détails. Certains reprochent à ce style musical d’être trop blanc pour être typiquement brésilien, tandis que d’autres jugent que la voix d’Astrud Gilberto ne présente aucune qualité susceptible de la considérer comme une bonne chanteuse; mais n’en déplaise à ceux-ci, il demeure que ce disque a été soigneusement ouvragé par des acteurs majeurs de la scène musicale d’alors, et il continue d’être entendu aujourd’hui, de charmer de nouveaux auditeurs, et d’être un digne représentant d’une musique qui, plus que tout autre, a réussi à ouvrir des portes pour les nombreuses musiques du Brésil sur la scène internationale tout en en modernisant l’image, et a donné sa première véritable chance à une chanteuse alors unique en son genre d’entamer une carrière qui se poursuit aujourd’hui. Essentiel.

ASTRUD GILBERTO
The Astrud Gilberto Album
(Verve, 1965)

– Genre: bossa nova
– Dans le même genre que: Marcos Valle, Antonio Carlos Jobim, João Gilberto.

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Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.