La critique l’a vilipendé et bien des irréductibles des Rolling Stones continuent de l’ignorer ou de le voir comme une simple bévue d’adolescent égaré, mais «Their Satanic Majesties Request» n’a rien d’une erreur de parcours ou d’une tentative maladroite des Stones d’être de leur temps. Situé en quelque sorte au mitan de l’acidité de «The Piper At The Gates of Dawn» de Pink Floyd et du raffinement de «Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band» des Beatles, ce disque allie les arrangements les plus audacieux présentés par les Stones au côté plus direct du rock qu’on leur connaît avec pour produit final des chansons hautement psychédéliques aux textures opulentes et aux sonorités multiples. Flûtes, clavecin, mellotron et percussions de toutes sortes, tous les ingrédients sont réunis pour créer un album en Technicolor comme seules les années soixante ont pu en générer. Laissez tomber l’accusation éculée qui voit en «Their Satanic Majesties Request» une pâle imitation de «Sgt. Pepper’s», car les Stones ont concocté un disque plus rock, moins léché et encore plus déjanté que l’album-phare des Beatles (si cette idée a déjà eu un fondement valable autre que le fanatisme, il s’agit sans doute de la constante comparaison / opposition entre les deux groupes à l’époque, mais cette logique perd toujours plus de son sens à mesure que le temps passe). Qui dit album radicalement différent dit, en ce cas, entrée en force: après une brève introduction atonale au piano ponctué par des salves orchestrales grandioses, on entre de plein pied dans Sing This All Together, mi-mantra mi-pièce rock à grand déploiement où une pléthore de percussions, un orchestre et deux Beatles sont à bord pour entonner le sempiternel refrain. Pareille prémisse promet un voyage fantaisiste et haut en couleurs, toute idée fournissant un prétexte pour explorer et créer des chansons libérées du son blues-rock qui est la signature des Rolling Stones… mais le riff de Citadel, ou domine la guitare traitée au trémolo, rappelle aux auditeurs que le groupe n’a pas rejeté ses origines, et que rock et expérimentation font bon ménage même dans le contexte de compositions aussi entraînantes que celle-ci et, plus loin, 2000 Man. Ne cherchez pas la folie caractéristique de «Their Satanic Majesties Request» sur ces pièces, il s’agit surtout d’excellents tubes comme on les aime, mais produits et travaillés de façon bien différente de Ruby Tuesday et Paint It Black. Le résultat est à la fois plus riche et plus échevelé sans jamais sacrifier le côté cru qui a fait le succès du groupe, les effets de production et les possibilités en développement en 1967 du côté des studios remplaçant ici les jams grandioses et les fuzz agressifs typiques du rock psychédélique. Bill Wyman est celui qui met véritablement le feu aux poudres avec sa première composition à paraître sur un disque des Stones, la déroutante In Another Land. Difficile de croire qu’on écoute ceux qui chantaient, peu avant, Satisfaction: le clavecin, la voix répartie de façon inégale entre les haut-parleurs et lourdement traitée au trémolo et, enfin, les sons de grand vent pendant les couplets contribuent à l’installation d’une atmosphère profondément acide digne du pays des rêves les plus excessifs et sauvages. Malheureusement, si le groupe se montre capable de présenter une pièce savamment composée et arrangée dans le style psychédélique, il n’en va pas de même sur le versant plus «jam» de la chose, Sing This All Together (See What Happens) nous laissant désorientés et incertains jusqu’à la finale qui boucle la première face de l’album. L’ambiance y est juste et il est évident que le groupe a trouvé le son qu’il cherchait, mais la pièce aurait gagné à être resserrée, et les idées qui la composent mieux organisées autour d’un fil conducteur. Les Stones ne nous laissent pas tomber pour autant, She’s A Rainbow (où un certain John Paul Jones est crédité aux arrangements des cordes) ouvrant la face B du disque avec son introduction au piano qui s’ouvre comme une fleur au printemps et son rythme qui va de l’avant avec un swing qui nous berce dans la béatitude. On s’y sent léger et libre comme l’air, la petite section proche de la fin où cordes et percussions s’emmêlent ne nous donnant que davantage d’élan pour apprécier le dernier refrain qui s’éteint dans un trille inquiétant de violons et de guitare. À cette finale s’enchaîne un bloc plus sombre qui culmine avec la majestueuse 2000 Lights Years From Home (dont les paroles furent écrites en prison), son ambiance interstellaire et froide déchirée entre le riff propulsif de la guitare, les effets sonores et les mellotron de Brian Jones, lequel est ici brillamment mis à contribution. L’album s’achève sous le signe du music-hall avec On With The Show, où Mick Jagger prend davantage le rôle de maître de cérémonie que de chanteur et où le motif principal de la guitare s’ouvre sur chaque nouveau couplet comme un kaléidoscope. Après écoute, force est d’admettre que la majorité des chansons a beau être solide et rafraîchissante, l’absence de producteur se fait sentir; seul album produit par les Rolling Stones eux-mêmes, «Their Satanic Majesties Request» est en quelque sorte un patchwork qui révèle les circonstances entourant la réalisation du disque. Départ de leur manager et producteur, procès à répétition pour des histoires de drogue, une foule d’amis et d’invités constamment présents en studio pour y faire la fête et tensions au sein du groupe, tous ces éléments ont sérieusement ralenti les sessions d’enregistrement et auraient pu plomber le disque au final, mais les Stones ont réussi à sortir un disque magnifique, foisonnant de bijoux pop et parfaitement en phase avec son époque. Le 45 tours We Love You, issu des mêmes sessions, étonne par son efficacité et la radicalité de son psychédélisme, la ligne de piano descendante de l’ouverture et le chant influencé par diverses sonorités moyen-orientales s’égarant et s’éteignant dans une foule d’effets sonores qui s’empilent les uns sur les autres dans la dernière minute de cette chanson enfumée et probablement la plus inusitée que le groupe a enregistrée en carrière. N’en déplaise à Keith Richards et certains critiques qui continuent à le dépeindre comme un mauvais album, «Their Satanic Majesties Request» contient autant de bons morceaux que leurs autres disques. Là où certains voient une erreur de carrière, il n’y a en vérité qu’un essai (certes ambitieux, et encore moins à la portée d’un public aussi vaste que le leur à l’époque) au renouvellement, un pas de côté dans l’hyper-espace au sein de leur discographie qui mérite toute notre attention aujourd’hui. THE ROLLING STONES Their Satanic Majesties Request (Decca / London, 1967) – Genre: Rock, Pop psychédélique – Dans le même genre que: Beatles, Pink Floyd, The Pretty Things. Lien vers l’achat en ligne (Discogs) Réagissez à cet article / Comment this article commentaires / comments