« Trane was the Father, Pharoah was the Son, and I am the Holy Ghost. » Partant à la fois de cette citation d’Albert Ayler et de l’écho de « A Love Supreme » qui sert de tremplin à The Creator Has A Master Plan, il est tentant d’adhérer à l’idée que « Karma » est une illustration de cette phrase, Pharoah Sanders élevant ses auditeurs à des niveaux de spiritualité et d’intensité auxquels plusieurs musiciens parviennent eux-mêmes, mais sans nécessairement réussir à transférer l’expérience à ceux qui les écoutent.

C’est là le moteur, le cœur et l’esprit de cet album : cette énergie, qui nous soulève et nous entraîne à sa suite dès l’introduction de The Creator Has A Master Plan, ne nous quittera plus d’une semelle jusqu’aux dernières notes de Colors, le groupe autant que leurs auditeurs demeurant en transe pour peu que ceux-ci se donnent la peine de s’abandonner à cette fresque sonore épique en s’y immergeant totalement.

 

Ce fleuron de la branche dite spirituelle (ou astrale) du free jazz débute donc en citant « A Love Supreme », mais troque l’aspect intime et personnel de la recherche spirituelle de John Coltrane dès le départ pour une explosion jubilatoire universelle, un boum supersonique émotionnel qui se dépose aux pieds de la contrebasse, laquelle reprend l’harmonie des paroles de l’Acknowledgement de Coltrane. À partir de là, les bases harmoniques de The Creator Has A Master Plan se fixent, et la demi-heure suivante verra la pièce s’ouvrir et entrer en constante élévation, Leon Thomas installant l’atmosphère en utilisant son chant riche et profond pour chanter les louanges d’un créateur qui ne prévoit rien de moins que la paix et le bonheur pour tout un chacun sur Terre.

Puis, autour de la onzième minute, on plonge dans l’oeil du cyclone : retombant dans l’intro du morceau, Sanders se réchauffe ensuite sur le riff inspiré de son mentor avant d’effectuer un dérapage contrôlé sous le signe de son légendaire sursouffle, le saxophoniste torturant son instrument avec ardeur avant d’être rattrapé par le piano. Une myriade de flûtes et de percussions, enfin, se mettent à papillonner autour du piano, et l’auditeur se retrouve absorbé par un sentiment de lévitation créé par l’harmonie circulaire et répétitive de la pièce, qui entre en stase pour pousser les musiciens vers le haut et envoyer le puissant yodel de Leon Thomas dans la stratosphère. Il ne s’agit plus ici tant d’une performance musicale que d’une transe où euphorie et énergie se conjuguent pour remuer des sensations et des émotions, un feu qui dort en chaque être humain et dont cette musique s’applique à exposer les racines.

 

Le disque n’est donc rien d’autre qu’une vaste métaphore de l’illumination, The Creator Has A Master Plan n’abandonnant pas tout à fait l’idée plus traditionnelle d’un thème et d’un développement, mais y adjoignant un épisode libre et mouvementé qui débouche à nouveau dans la section du thème du début qui se ressent non comme un retour à la normale, mais plutôt comme un nouveau départ, un atterrissage en douceur sur un niveau de conscience plus élevé que celui qui habitait autant la pièce elle-même que les musiciens et les auditeurs d’entrée de jeu. Arrivé à Colors, on nage en plein nirvana, l’admiration béate des couleurs par Thomas se communiquant à nous à travers son chant ici aussi apaisant que rassurant, et le tout s’éteint dans la solennité et ce sentiment propre aux hymnes religieux se terminant sur un « amen » qui s’envole vers les cieux.

La beauté de la chose réside non dans un message émanant d’un créateur en particulier ou d’une philosophie précise dont cet album ne serait que le réceptacle; au contraire, c’est sa faculté de remuer les zones les plus reculées de notre esprit et des sentiments qui demeurent encore aujourd’hui innommés qui suscitent l’admiration, le jeu enflammé de Sanders présidant à tout cela sans jamais faiblir tout en laissant à l’auditeur le soin de trouver les mots qui lui siéront le mieux pour s’expliquer ce déferlement sensoriel et intellectuel qu’est « Karma ».

Album foisonnant et immersif, loin du free jazz cérébral de Cecil Taylor, de celui plus abstrait d’Ornette Coleman ou encore la crue brutalité d’Albert Ayler, « Karma » est un disque aussi généreux qu’exigeant,  un digne représentant d’une facette moins discutée du free jazz, et le point culminant de la carrière de Pharoah Sanders. À écouter en laissant toute idée préconçue du jazz au vestiaire.

PHAROAH SANDERS
Karma
(Impulse!, 1969)

– Genre: free jazz.
– Dans le même genre que: Alice Coltrane, Leon Thomas, Michael White.

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.