Sans l’idée de génie du réalisateur Tom Wilson, peut-être bien que le duo Simon & Garfunkel aurait cessé d’exister en 1964. Le premier album du duo, « Wednesday Morning, 3 A.M. », n’avait pas obtenu le succès escompté et Simon était parti en Angleterre, alors que Garfunkel était retourné à l’université. Dans les premiers balbutiements du folk-rock, Wilson (réalisateur de Bob Dylan, entre autres) a décidé d’ajouter une instrumentation rock à la version folk de The Sound of Silence, qui commençait à tourner à la radio. La version folk-rock de la chanson a atteint le sommet des palmarès en janvier 1966, convaincant ainsi Paul Simon et Art Garfunkel de se réunir. Deux albums plus tard (« Sounds of Silence » et « Parsley, Sage, Rosemary and Thyme »), 1966 aura donc été une année très chargée. Le quatrième album du groupe, « Bookends », sorti en 1968, surpassera cependant tout ce que Simon & Garfunkel avaient pu accomplir jusqu’à ce jour.

La gestation de ce chef-d’œuvre a été par contre très difficile. Auteur-compositeur du duo, Paul Simon a pigé dans son « Songbook » pour pondre rapidement deux albums en 1966, et ainsi capitaliser sur le succès de The Sound of Silence. Mais une fois estompée l’effervescence, Simon a souffert du syndrome de la page blanche. Entre temps, le duo a par ailleurs participé à la trame sonore du film The Graduate, qui a connu un immense succès et est devenu un classique; une version préliminaire de Mrs. Robinson s’y retrouvait. Il faut dire également que Simon & Garfunkel ont passé beaucoup de temps en studio. L’enregistrement de « Bookends » s’est fait de manière intermittente de septembre 1966 à février 1968, travaillant avec plusieurs réalisateurs, dont John Simon, Bob Johnston et Roy Halee.

Sur cet album, une des premières choses qui frappe est justement le travail effectué en studio, plutôt éloigné du folk pastoral de leurs débuts. Soucieux d’appartenir à leur époque, Simon & Garfunkel utilisent ainsi le studio comme un instrument à part entière. C’est particulièrement évident sur l’excellente Save The Life Of My Child. Avec une ligne de basse créée avec un synthétiseur Moog (Robert Moog, l’inventeur dudit appareil, est même venu prêter main forte en studio!), les textures sonores et vocales créent une joyeuse cacophonie qui accompagnent parfaitement les paroles, qui traitent de la détresse juvénile. À mi-chemin, un extrait de The Sound of Silence est inséré dans la pièce, rajoutant à la confusion ordonnée qui s’y dégage. La chanson se termine avec un air digne d’une berceuse. Le ton est donné pour l’album.

Certes moins éclatée musicalement, America n’en demeure pas moins un chef-d’œuvre. La pièce est transportée par l’orgue, joué par Larry Knechtel, et les percussions de Hal Blaine (tous deux membres du Wrecking Crew, qui avait joué avec tout le monde à l’époque, dont Phil Spector et The Beach Boys). Simon s’est inspiré d’un roadtrip qu’il a fait avec sa copine en 1964, à la recherche de l’Amérique, et peut-être aussi de lui-même. Il se rend finalement compte qu’il a perdu ses idéaux et qu’il est égaré : « “Kathy, I’m lost”, I said, Though I knew she was sleeping. “I’m empty and aching and I don’t know why.” ». America a par ailleurs eu un regain de popularité en 2000, étant utilisée dans le film Almost Famous.

Art Garfunkel et Paul Simon en studio

Une autre merveille de cet album est Mrs. Robinson. Irrésistible et franchement entraînante, elle s’est retrouvée dans le film The Graduate en 1968, et s’est hissée au sommet des palmarès. Avec les guitares propulsives et les magnifiques harmonies vocales, elle est un des grands classiques de la musique populaire, connue même par des gens qui ne connaissent pas Simon & Garfunkel. Paul Simon a par ailleurs emprunté une ligne aux Beatles, entendue sur I Am The Walrus : « Coo coo ca-choo »! L’ancienne star de baseball Joe DiMaggio n’a toutefois pas apprécié de se faire nommer dans la chanson. Mais la métaphore voulait déplorer la fin d’une époque d’innocence où les héros abondaient : « Where have you gone, Joe DiMaggio? A nation turns its lonely eyes to you ».

Pleine d’effets psychédéliques bien ficelés, Fakin’ It s’apparente vaguement à Strawberry Fields Forever, des Beatles, immense inspiration pour Paul Simon, c’est le moins qu’on puisse dire. Plutôt minimaliste en comparaison, Punky’s Dilemma est d’une efficacité déconcertante. On peut aussi voir cette pièce comme un hommage à « Smile », le projet avorté de Brian Wilson, des Beach Boys. Enregistrée en octobre 1966 et finalement présente sur « Bookends », A Hazy Shade Of Winter est un folk-rock costaud, et certainement une des chansons les plus rock du duo. At The Zoo conclut l’album de superbe manière. Allégorie à la manière de Animal Farm, de George Orwell, ce morceau est un des meilleurs extraits musicaux de Simon & Garfunkel, avec les percussions et le piano qui se démarquent en particulier. Une simple visite au zoo se transforme en commentaire sociopolitique : « Orangutans are skeptical of changes in their cages / And the zoo keeper is very fond of rum. Zebras are reactionaries, Antelopes are missionaries. Pigeons plot in secrecy ».

Malgré toutes les prouesses techniques du studio, Simon & Garfunkel demeure un duo folk avec de superbes harmonies vocales, et quelques pièces sont là pour nous rappeler leurs racines. Les deux courtes parties de Bookends Theme inaugurent et clôturent la face A du vinyle. La première est instrumentale, alors que la deuxième reprend l’arpège de guitare, avec de superbes harmonies vocales et des paroles très évocatrices : « Long ago it must be / I have a photograph / Preserve your memories / They’re all that’s left you ».

Presque jazz dans ses sonorités, Overs traite pour sa part d’un amour qui tire à sa fin, et les deux protagonistes n’y croient plus tellement. Douce et triste à la fois, Old Friends évoque l’amitié entre deux hommes, qui s’imaginent assis sur un banc de parc 50 ans plus tard… Voices Of Old People est pour sa part un enregistrement de conversations entre résidents de maisons pour personnes âgées en Californie. Fausse bonne idée, cette pièce illustre néanmoins la thématique du temps qui passe, centrale dans la face A du vinyle.

Bien que moins populaire que l’album suivant du duo, l’omnipotent « Bridge Over Troubled Water », « Bookends » est tout de même un grand chef-d’œuvre, et certainement l’un des opus marquants des années 60. Cet album a pu confirmer la place centrale qu’occupait alors Simon & Garfunkel dans la contre-culture de la fin des années 60. Leur participation à la trame sonore du film The Graduate a sans aucun doute contribué à les élever dans la hiérarchie du rock.

Paul Simon a montré que les moments de grâce de « Sounds of Silence » et « Parsley, Sage, Rosemary and Thyme » n’étaient pas de la chance. Il a su repousser ses limites, tant sur le plan du fond que de la forme, élargissant sa palette sonore et devenant un des nombreux porte-paroles de sa génération. En moins de quatre ans, l’évolution musicale du duo a été tout simplement épatante. Simon a su utiliser les forces du duo, tout en y intégrant les innovations technologiques et conceptuelles de la musique populaire. Tout le génie mélodique de Paul Simon a ainsi pu s’exprimer, magnifié par le chant impeccable d’Art Garfunkel.

 

SIMON & GARFUNKEL

Bookends

(Columbia, 1968)

 

-Genre : folk-rock

-Dans le même genre que The Beatles, Tim Buckley, Donovan et Neil Young

 

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L'épatante évolution musicale de SIMON & GARFUNKEL
ORIGINALITÉ 90%
AUTHENTICITÉ 95%
ACCESSIBILITÉ 95%
DIRECTION ARTISTIQUE 100%
QUALITÉ MUSICALE 95%
TEXTES 100%
96%Overall Score
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98%

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Blogueur - RREVERB
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Curieux de nature, Benoit est un boulimique musical qui consomme de presque tous les genres. Du punk au classique, en passant par le folk, le psychédélique et le rockabilly, il sait apprécier les subtilités propres à chacun de ces courants musicaux. À travers des centaines d'heures d'écoute et de lecture de biographies, il tente de découvrir les motivations et les secrets derrière les plus grands albums et les œuvres grandioses des derniers siècles. Il parcourt aussi les salles de spectacle de Montréal, à la recherche de vibrations directes.