C’est un doux clapotis d’eau qui accueille les visiteurs de « In Den Gärten Pharaos », le grand synthétiseur Moog s’immiscant dans les sons du ressac pour exposer progressivement les merveilles sans innommables qui forment la trame non seulement de la pièce éponyme, mais de l’album dans son ensemble. Misant sur un instrumentarium épuré qui laisse largement l’avant-plan aux orgues et claviers de Florian Fricke, Popol Vuh s’appliquent à déployer et enrichir un espace-temps immense, un cosmos éloquent où une sagesse émanant de puissances plus grandes et plus anciennes que l’Homme continuent à exister et évoluer, hors de portée de nos perceptions limitées et voilées par le passage du temps.

 

Le morceau éponyme, malgré une prémisse évoquant davantage l’espace et l’apesanteur que la terre ferme, reste plutôt fidèle à ce que son titre inspire : un long plan-séquence à vol d’oiseau en zone désertique, de préférence le Sahara égyptien pour d’évidentes raisons onomastiques, dont l’inquiétante stase parcourue d’échos électroniques ne sera perturbée que par les percussions d’Holger Trülzch. Ces dernières, bien entendu, créent du mouvement dans la pièce, mais elles en accentuent aussi la profondeur méditative en rattachant encore davantage les claviers à la Terre, à son passé et aux insondables questions héritées de civilisations anciennes.

On nage donc en plein inconnu et les douze premières minutes, tantôt apaisantes, tantôt angoissantes, demeurent sous le signe de l’inquiétante étrangeté, Popol Vuh berçant l’auditeur d’une vaste gamme d’émotions découlant d’un possible danger, une impression de menace qui ne se dévoile pas tout à fait, et dont on ne sait rien des intentions. Puis, quelque part autour de la treizième minute, apparaît l’une des Cataractes du Nil, flanquée d’un palais confortable dont les jardins s’étendent à perte de vue, calme floraison se balançant délicatement au doux son du Fender Rhodes de Florian Fricke, qui vient enfin dissiper toute tension en rapprochant In Den Gärten Pharaos d’un sentiment de tonalité tout en conservant un son libre, vaporeux et lénifiant. Une fois cette ballade pastorale achevée, on retourne sur la berge des débuts, repu de connaissances anciennes et toutes inquiétudes abandonnées en chemin même devant les fantômes de ces temps immémoriaux dont la compréhension nous échappe certes toujours, mais dont la pièce a su évacuer l’inconfort.
Enregistrée dans une cathédrale médiévale sur un grand orgue, Vuh confronte d’office l’auditeur à un mur de bourdons et de notes longues se mouvant mollement en passant de l’une à l’autre. En tendant l’oreille, des voix et même un choeur peuvent être perçus, nageant sur ce long fleuve intense et régulier dont la surface est à peine perturbée par de riches cymbales et des percussions qui demeureront en filigrane, générant une trame juste assez dynamique et irrégulière pour l’animer sans trop créer de remous qui en fragiliseraient la monolithique régularité.

Il ne s’agit certainement pas d’un hasard que le terme « vuh », en langue maya, renvoie au soleil; si vous pouviez regarder regarder longuement celui-ci sans souffrir, vous le verriez sans doute pulser et vous pourriez observer le mouvement perpétuel qui anime sa surface, en opposition avec son immuable immobilité et sa glorieuse incandescence. Cette dualité, mariée à une invitation à l’émerveillement, ne peut qu’aboutir à la méditation, à un profond recueillement spirituel où le vide ne peut se faire qu’en étant remplacé par une béatitude non recherchée, mais qui s’impose d’elle-même pour quiconque s’y consacre.

C’est de cette matière qu’est pétrie Vuh : la perte de l’ego dans quelque chose d’infiniment plus grand que lui, et dont l’objet du voyage n’est autre que le voyage lui-même, son but ayant perdu tout son urgence et son importance une fois qu’on y est parvenu.

 

On le devine, « In Den Gärten Pharaos » tire sa puissance directement aux sources de ce qui deviendra plus tard le world beat (avec tout le galvaudage que ce terme suppose) en s’infusant de philosophie orientale, de religions et de mythologies anciennes, y adjoignant les saveurs originales de la mode nouvel-âge avant que celle-ci ne se concentre exclusivement sur la vente de rêves en devenant l’un des porte-étendards de la croissance personnelle.

Puisant à pleines mains dans les méandres de l’esprit humain autant que dans la mémoire de l’univers, Popol Vuh font de cette virée dans les jardins du pharaon un voyage extra-sensoriel où le beau, l’étrange, l’ancien, le moderne, la nature, l’espace et la spiritualité fusionnent pour former un tout qui demeure, d’un bout à l’autre, cohérent dans sa diversité et sa vaste palette émotionnelle dont chaque touche est appliquée de main de maître.

Il est certes difficile de se tenir au mitan de l’électronique, des œuvres liturgiques, du nouvel-âge et de l’expérience psychédélique sans glisser dans le surfait, mais c’est là le pari de Florian Fricke et de ses acolytes, et la preuve de leur succès dans cette entreprise est cette œuvre intemporelle, cérébrale et immersive dont on sort aussi troublé que détendu. Unique et essentiel, et ce dans tous les sens que ce dernier terme suppose.

 

 

 

 

 

POPOL VUH
In Den Gärten Pharaos
(Pilz, 1971)

– Genre: kosmische musik, krautrock, minimalisme
– Dans le même genre que: Deuter, Tangerine Dream, Klaus Schulze

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Blogueur - RREVERB

Non content d'être un boulimique du rock, un obsédé du jazz, un fervent du saxophone et un adepte du 'crate digging' avec un oeil toujours tourné vers les musiques du monde, Guillaume s'adonne également à l'étude de la musique, et passe ses temps libres à l'enseigner et à en jouer avec son groupe de rock psychédélique Electric Junk.